Le bonheur avant la croissance économique

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La pandémie du Covid-19 a réalisé ce que personne ne pensait possible : mettre à l’arrêt pendant plusieurs mois l’économie mondiale. Et si l’on profitait de cette parenthèse qui a révélé l’extrême fragilité de nos économies capitalistes pour se pencher sur une alternative peu connue : l’économie bouddhiste, gage de modération et d’harmonie, qui s’attache à atteindre des fins données avec un minimum de moyens.

Nombreux sont ceux qui se sont pris à rêver, au plus fort de la crise du Coronavirus, d’un « monde d’après » qui inverserait l’orientation dominante de ces quatre dernières décennies. À un « monde d’après » plus respectueux des hommes et du vivant qui marquerait une rupture avec un capitalisme mondialisé et financiarisé, qui emballe le réchauffement climatique et fait s’effondrer la biodiversité. À l’heure du déconfinement, au moment où se multiplient les plans de relance misant sur un retour rapide de la croissance économique et au « business as usual ». À l’heure où les officines de lobbying, indifférentes à la reconstruction écologique et à l’impératif d’une décélération de nos consommations – énergétiques particulièrement – font feu de tout bois pour faire passer l’économie avant l’écologie, il n’est pas inintéressant de se pencher sur un modèle économique radicalement différent : l’économie bouddhiste.

Inventée dans les années 1950 par l’économiste Ernst Friedrich Schumacher (1911-1977), la formule à tout d’un oxymore. Elle associe ce qui peut, à certains, apparaître comme contradictoire, le spirituel – les valeurs bouddhistes d’impermanence, d’interdépendance, de simplicité et de limitation des besoins – au matériel – l’administration de la maison, et par extension d’un pays, selon l’étymologie grecque (oikonomia) du mot. L’économie bouddhiste tente de ménager un équilibre entre les besoins du corps et les aspirations de l’âme.

« Aujourd’hui, nos sociétés se préoccupent uniquement des constructions physiques : bâtir des villes toujours plus grandes, des centres commerciaux géants, des aéroports internationaux tentaculaires. Elles ont laissé de côte les constructions métaphysiques. Schumacher pensait qu’il fallait opérer une véritable reconstruction métaphysique. Il a voulu rappeler aux hommes qu’ils sont plus que leur corps, plus que l’argent qu’ils possèdent, plus que leur métier, plus que leurs succès. Qu’ils sont avant tout des êtres spirituels », martèle Satish Kumar, ancien moine jaïn, fondateur du Schumacher College et rédacteur en chef, pendant près de cinquante ans, du magazine britannique Résurgence.

La Voie du Milieu

Économiste atypique, très critique à l’égard du mode de développement occidental, Schumacher a été parmi les premiers à souligner qu’une croissance économique illimitée était impossible dans un monde fini.

Il a évoqué, pour la première fois, le terme d’« économie bouddhiste », en 1955, au retour d’un voyage en Birmanie, accompli pour le compte des Nations Unies, où il a mené une mission de conseil du gouvernement U Nu sur ses politiques de développement. Son livre Buddhist Economics, publié une première fois en 1966, a été repris, en 1973, dans son best-seller Small is beautiful, une société à la mesure de l’homme.

Quels seraient les principes fondamentaux d’une économie bouddhiste ? C’est une « économie très différente de celle du matérialisme moderne puisque le bouddhisme conçoit l’essence de la civilisation non comme une multiplication des besoins, mais comme la purification du caractère de l’homme », écrit Schumacher. C’est une économie qui privilégie « la Voie du Milieu entre l’insouciance matérialiste et l’immobilité traditionnaliste afin de trouver comment gagner son pain honnêtement ». Celle-ci étudie systématiquement comment atteindre des fins données avec un minimum de moyens. L’accent est donc mis sur le fait que la satisfaction des besoins peut être assurée grâce à un minimum de consommation, à l’opposé de l’économie dominante, qui postule qu’un homme qui consomme davantage vit forcément mieux. La consommation frugale qu’elle prône permet de vivre sans grande tension. C’est aussi une économie qui privilégie les ressources locales pour satisfaire les besoins locaux. Une économie fondée sur la simplicité et la non-violence, qui exige de recourir uniquement, dans la mesure du possible, aux ressources renouvelables. « L’exploitation croissante qui est faite des énergies non-renouvelables (charbon, pétrole et gaz naturel) est un acte de violence perpétré contre la nature, qui doit presque inévitablement conduire à la violence entre les hommes », insiste Schumacher.

L’économie bouddhiste, assise sur les principes de modération et de coopération, est donc bien une alternative à la religion de la croissance du PIB. « Faites peu de choses, mais faites en sorte que celles-ci soient merveilleuses, renchérit Satish Kumar. L’économie bouddhiste tend à créer un cadre de vie plus beau, plus harmonieux, car elle privilégie la qualité à la quantité. Alors que la croissance du PIB, qui n’a pour objectifs que la quantité et le profit, ne se préoccupe nullement du bonheur de l’homme et de l’épanouissement de la beauté », poursuit-il.

Le bonheur au cœur des politiques publiques

Le Bhoutan, laboratoire d’un modèle alternatif de développement, où le roi et les élites ont décidé en 1972 de détrôner le PNB pour lui substituer le BNB (Bonheur National Brut), est sans doute le seul pays au monde à s’approcher de ce que pourrait être une économie bouddhiste. « C’est la primauté donnée au matériel sur le spirituel qui a conduit l’humanité au chaos. Une économie bouddhiste tend, de son côté, à équilibrer de manière harmonieuse le matériel et le non-matériel, l’économique et le non économique, à satisfaire les besoins du corps tout en respectant les aspirations spirituelles », souligne Thakur S. Powdyel, ancien ministre de l’Éducation du Bhoutan.

La singularité tout à fait remarquable de ce petit État himalayen de 760 000 habitants, coincé entre l’Inde et la Chine, tient à son modèle de développement. C’est sans doute le seul pays au monde à avoir inscrit le bonheur de ses habitants au cœur des politiques publiques. « Si le gouvernement ne parvient pas à créer le bonheur et la paix de ses habitants, il ne mérite pas d’exister », insistait, dès 1729, le code légal du Royaume. C’est au début des années 2000, sous le règne du roi Jigme Khesar Namgyel Wangchuck, que cette philosophie s’est véritablement incarnée, grâce à la création d’institutions spécifiques et d’un indice du BNB.

Les principes fondamentaux d’une économie bouddhiste ? C’est une « économie très différente de celle du matérialisme moderne puisque le bouddhisme conçoit l’essence de la civilisation non comme une multiplication des besoins, mais comme la purification du caractère de l’homme », écrit Schumacher.

L’objectif de cet indice ? Modéliser une vision alternative du développement, fournir des indicateurs permettant d’orienter les politiques publiques et de mesurer les différents états de bonheur. Une personne est ainsi considérée comme heureuse dès lors qu’elle atteint un seuil de suffisance dans six des neuf domaines qui composent l’indice du BNB : niveau de vie, santé, éducation, utilisation du temps, résilience écologique, bien-être psychologique, vitalité communautaire, bonne gouvernance et résilience culturelle.

« L’originalité de cet indicateur réside dans l’existence de seuils de suffisance. Quel seuil faut-il atteindre pour que les conditions sociétales du bonheur soient réunies ? », souligne Isabelle Cassiers, professeure d’économie et chercheuse à l’Université catholique de Louvain (Belgique), qui a effectué plusieurs séjours d’étude dans le pays.

Au Bhoutan, aucun projet, aucune loi ne peut être adoptée sans l’aval de la Commission du Bonheur national brut, une institution créée en 2008 qui joue un rôle clé. Tous les textes sont ainsi passés au crible de cet indice multidimensionnel. C’est en se référant à celui-ci que le gouvernement bhoutanais à refusé, par exemple, d’adhérer à l’Organisation mondiale du commerce (OMC).

Un pays peut-il se développer en ayant comme ligne de mire, comme but ultime, le bonheur et le bien-être de ses habitants ? « Le Bhoutan constitue à mes yeux une sorte de laboratoire. Comme dans un laboratoire, les recherches et travaux se font à petite échelle. Mais les enseignements que l’on en tire peuvent ensuite être étendus et utilisés dans le monde entier. Mais attention de ne pas projeter sur le Bhoutan une image idéale fantasmée d’un petit paradis sur Terre. C’est un pays qui a ses problèmes, comme tous les autres. En revanche, l’effort qui y a été fait d’initier et de formaliser un modèle de développement alternatif au modèle dominant axé principalement sur le développement économique, est tout à fait intéressant », soutient Ha Vinh Tho, ancien coordinateur, au Bhoutan, du Centre du Bonheur national brut, un organisme, qu’il a animé de 2012 à 2018, qui promeut une vision alternative du développement.

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Sophie Solère

Sophie Solère est une journaliste économique et sociale qui s'intéresse depuis des années à l'environnement et à l'interdépendance. Elle travaille pour Bouddha News, une plateforme de médias dédiée à la spiritualité et à la sagesse bouddhiste. En pratiquant le yoga et la danse méditative, Sophie a découvert le pouvoir des voyages spirituels, qui offrent tant de chemins pour se (re)trouver. Elle se consacre à partager avec les lecteurs de Bouddha News des histoires inspirantes et des conseils précieux sur la pratique spirituelle et l'environnement.

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