Satish Kumar : la compassion pour penser le monde

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Ancien moine jaïn et promoteur de la simplicité volontaire, le célèbre activiste indien évoque son rapport au bouddhisme et ses éventuelles réponses aux défis du XXIe siècle.

Quel est votre rapport au bouddhisme ?

Je suis né jaïn. Le jaïnisme et le bouddhisme sont comme deux frères jumeaux, 90% des principes sont les mêmes : le jaïnisme met par exemple la non-violence et la compassion comme valeurs premières, avant même la vérité ou tout autre principe. C’est la même chose dans le bouddhisme. Donc ma relation au bouddhisme part de ma toute petite enfance : dès l’âge de 12 ou 13 ans, j’ai lu la vie de Bouddha, Dhammapada et beaucoup de sutras. Plus tard, je suis devenu très proche de Thich Nhat Hanh ; je le rencontrais régulièrement pendant plusieurs années, avant qu’il ne devienne très connu. Je me souviens notamment l’avoir rencontré à Paris quand il y vivait, dans les années 70. Je suis encore très sensible à ses enseignements : ma femme, June, retourne souvent au village des Pruniers, et moi-même, j’y serai en novembre, pour l’ « Earth Week ». Je pense que le bouddhisme en général, et les enseignements de Thich Nhat Hanh en particulier, sont profondément durables et écologistes, au fond. Il y a ce fameux dialogue entre Bouddha et son fils, Rahula, qui lui demande où il a appris sa sagesse, sa compassion et son pardon. Et Bouddha répond : « En touchant la terre ». C’est le « Bhumisparsha Mudra », le geste de toucher la terre. Pour moi, Bouddha était le premier pionnier de la conscience écologique. Le Dalaï-Lama est un autre grand enseignant de l’écologie et de la compassion, de la spiritualité et de la bienveillance, de la justice sociale, des droits humains, et des droits de la nature !

L’avez-vous déjà rencontré ?

Oui, plusieurs fois, à Londres, en Irlande du Nord, à Delhi et dans différents endroits. D’autres enseignants m’ont également beaucoup inspiré. Comme Chogyam Trungpa, que j’ai également rencontré et qui m’a beaucoup influencé. Il est à la fois un penseur, un écrivain et un activiste de la sagesse, c’est quelqu’un de très important. J’ai également rencontré plusieurs Lamas tibétains, comme le Lama Yeshe, le Lama Zopha ou le Lama Sogyal Rinpoché, dont j’ai beaucoup apprécié Le livre tibétain de la vie et de la mort. Je suis aussi très ami avec des enseignants Theravada, comme le Vénérable Ajahn Chah en Thaïlande, et je passe beaucoup de temps à lire des textes Theravada. Donc oui, au final, le bouddhisme est une vraie source d’inspiration chez moi.

Quels en sont les préceptes qui vous paraissent aujourd’hui les plus pertinents pour penser le monde actuel ?

Je dirais karuna, la compassion, qui me semble être le principe le plus important pour l’équilibre écologique. Parce qu’aujourd’hui, l’humanité a perdu cette compassion. Nous ne sommes plus sensibles et bienveillants à l’égard des autres êtres humains ni de la forêt, des rivières ou des animaux. La compassion est le principe écologique suprême. C’est l’envers actif et positif de la non-violence : avec la non-violence, vous contenez et ne blessez pas. Mais comment faire ça, si vous n’avez pas de compassion dans votre cœur ? Sans compassion, la non-violence n’est pas possible, on ne peut pas les séparer. L’étape d’après, c’est l’amour.

Dans votre dernier livre (1), traduit et publié en français l’année dernière, vous revendiquez « une nouvelle trinité pour notre temps » autour du triptyque suivant : la Terre, l’âme et la société. Pourquoi et quel en est le besoin ?

Nous avons aujourd’hui une façon très rationnelle et cartésienne de voir le monde. C’est particulièrement vrai en France par exemple, où le triptyque « Liberté-Égalité-Fraternité » porte des valeurs très sociales et politiques, sans avoir acquis cette sorte de conscience écologique et spirituelle. Cette rationalité est devenue trop forte, trop importante et trop exagérée, elle est devenue dangereuse. C’est pour cela que je propose cette nouvelle trinité, qui apporte ces dimensions écologiques et spirituelles, à la fois plus intimes et plus holistiques, à cette conscience scientifique, rationnelle et politique. Cette trinité a besoin d’être inclusive, elle se fait à l’échelle personnelle – c’est l’âme – à l’échelle naturelle – la Terre – et à l’échelle collective – la société. En France, les gens comprennent ce qu’est la société, mais personne ne parle de la Terre. Or, il faut avoir de la révérence pour la nature, pour la vie. On ne mesure pas la nature en termes d’intérêt pour l’être humain, ce n’est pas une ressource pour l’économie. C’est une source de vie. C’est pour ça que cette nouvelle trinité – Terre, âme, société – propose une transformation interne qui engendre ensuite une transformation extérieure, collective.

Le bouddhisme refuse pourtant l’idée d’âme. Pourriez-vous la remplacer par l’idée de conscience ?

Quand je parle d’« âme », je ne pense pas à une entité solide, rigide et fixe. Souvent, les mots dépendent de la façon de les interpréter. Thich Nhat Hanh utilise parfois le mot « âme » (soul en anglais), comme il utilise parfois le mot Dieu (God), alors que dans le bouddhisme traditionnel, il n’y en a pas ! Mais Thich Nhat Hanh utilise ces mots. Pour moi, l’âme, c’est la conscience, l’intelligence, l’imagination, l’esprit, tout ceci appartient à cette même idée. L’âme n’est pas une entité ou un objet, c’est plutôt une valeur, un principe. Pour le dire en langage bouddhiste, je dirais que je n’utilise pas l’âme en termes d’« âtman » – traduit en anglais comme « Soul ». L’âme, ce n’est pas seulement l’âtman, qui signifie cette sorte d’entité qui se meut d’un point à l’autre, mais c’est partout, plus diffus. L’âme n’est pas dans le corps, c’est l’inverse : c’est le corps qui est dans l’âme… Donc on peut remplacer l’âme par la conscience ! La conscience est une qualité de l’âme et vice-versa. L’âme inclut aussi toutes les dimensions métaphysiques et non-physiques, telles que la conscience, l’esprit, l’imagination, l’intelligence, etc. Toutes ces choses font partie de l’âme.

Vous êtes également un grand disciple de la philosophie de Gandhi, y voyez-vous des parallèles avec le bouddhisme ?

Gandhi a mené une vie de sobriété et de compassion, au service de l’humanité et de la planète Terre, dans le respect des plus pauvres, des femmes et de tous les êtres vivants. Donc, on peut dire qu’il vivait complètement en accord avec les principes et les valeurs bouddhistes. Mais il ne faut pas chercher à faire du bouddhisme une sorte de label ou de marque.

C’est-à-dire ?

Le bouddhisme n’est pas un « -isme » ! Le bouddhisme n’est pas une philosophie ou une religion, cela va au-delà, c’est une façon de vivre. Le Dalaï-Lama le dit lui-même : vous n’avez pas à être bouddhiste, vous avez juste à être une bonne personne ! Cela suffit. Un bouddhiste ne doit pas devenir dogmatique ou étroit d’esprit, il ne doit pas s’enfermer dans un groupe séparé de la société. Il n’y a pas de « bouddh-isme », il n’y a que les enseignements de Bouddha, qui nous disent d’être bon, compatissant et bienveillant. Et si vous l’êtes, alors vous êtes bouddhiste sans forcément vous appeler vous-même bouddhiste !

« La compassion est le principe écologique suprême. C’est l’envers actif et positif de la non-violence : avec la non-violence, vous contenez et ne blessez pas. Mais comment faire ça, si vous n’avez pas de compassion dans votre cœur ? »

Le bouddhisme est un dharma, qu’on assimile parfois à la « religion » en Occident. Je ne pense que ce soit une bonne traduction. L’un des buts de la religion, c’est de lier des gens ensemble, de former des groupes : si vous croyez à ce dogme particulier, alors vous appartenez à l’hindouisme, au christianisme, à l’islam ou au judaïsme, avec leurs livres respectifs, etc. Alors que Bouddha dit : « Je parle en tant qu’enseignant, je ne suis pas un prophète, je suis un ami ». C’est le « metta » ou « maitri », l’amitié. Donc Bouddha n’est pas un prophète au sens traditionnel des religions, ce sont les disciples de Bouddha qui ont pu le transformer ainsi. Mais Bouddha n’était pas bouddhiste ! Et ce n’est pas non plus une philosophie, qui est aussi une discipline particulière, étroite et circonscrite. Il y a une science philosophique particulière, alors que le bouddhisme est inclusif de plusieurs philosophies. Le bouddhisme est un art de vivre, un moyen de vivre en compassion.

Pratiquez-vous la méditation ?

Oui, chaque jour, le matin. La méditation très importante, c’est la médecine de l’esprit. La méditation sert à être conscient de son état d’esprit, mais aussi de son état de cœur – c’est fondamental d’associer les deux, nous sommes à la fois esprit et cœur. La méditation aide à vivre dans le temps présent, c’est son but ultime. Ce n’est pas simplement s’asseoir, fermer les yeux et croiser les jambes pendant une demi-heure : la méditation vise à l’état de conscience et de compassion pour chaque mot que l’on prononce, chaque geste que l’on fait, chaque pensée que l’on construit. On est en méditation 24h/24, ce n’est pas un acte isolé ni une sorte de technique particulière ! Aujourd’hui, on veut définir et délimiter précisément chaque chose : le bouddhisme devient une philosophie, la méditation, une technique… Mais ce n’est pas le sens de la méditation ! La méditation est une façon de vivre en conscience, en compassion et en bienveillance, dans le temps présent, en évacuant les peurs et les colères et en cultivant la confiance. La méditation, comme le bouddhisme, est un art de vivre.

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Fabrice Groult

Fabrice Groult est un aventurier, photographe et bouddhiste qui parcourt le monde depuis son plus jeune âge. Après avoir étudié le bouddhisme en Inde, il s'est engagé dans un voyage de dix-huit mois à travers l’Asie qui l'a mené jusqu'en Himalaya, où il a découvert sa passion pour la photographie. Depuis, il a parcouru le monde pour capturer des images de beauté et de sagesse bouddhiste. Il a été guide pendant dix ans, et est aujourd'hui journaliste chez Bouddha News.

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