Comment êtes-vous devenue bouddhiste ?
Je pratique le bouddhiste tibétain depuis une dizaine d’années. L’assise quotidienne en silence est devenue, au fil des ans, un élément très important à l’équilibre de ma vie personnelle. J’ai grandi dans une famille épiscopalienne (une église membre de la communion anglicane implantée aux États-Unis, NDLR) et me suis engagée dans plusieurs voies spirituelles avant de rencontrer le bouddhiste tibétain par l’entremise d’un Rinpoché qui a ouvert un temple non loin de chez moi, au sein d’une ancienne église épiscopalienne.
Comment peut-on associer des termes aussi antinomiques que l’économie et le bouddhisme ?
Tout au long de ma carrière professionnelle de professeure d’économie, je me suis intéressée aux moyens que nous pourrions mettre en œuvre pour réduire les inégalités qui n’ont cessé de se creuser depuis quatre décennies. Se surajoute, aujourd’hui, le changement climatique qui frappe de plein fouet les communautés et les individus. C’est le plus grand défi lancé à nos générations. J’ai commencé, en 2011, à enseigner l’économie bouddhiste à des étudiants de première année dans le cadre d’un séminaire. Les « buddhist economics » se fondent sur les concepts bouddhistes d’interdépendance entre les hommes et d’interdépendance des hommes avec la planète. Ils prennent appui également sur les valeurs de compassion seules à même de soulager la souffrance.
L’économie bouddhiste met l’accent sur le fait de gagner sa vie de manière honnête. Cette exigence ne semble pas prioritaire dans les modèles économiques dominants…
Ce sont les quatre Nobles Vérités qui doivent guider nos comportements au sein d’une économie bouddhiste. La quatrième Noble Vérité nous enseigne qu’il existe un chemin, le noble chemin octuple, qui est une voie de transformation de nous-mêmes qui peut mettre un terme à la souffrance. Ce chemin comporte huit aspects dont trois étroitement liés – l’action juste, l’effort juste et les moyens d’existence justes – concernent particulièrement les activités économiques. Agir de manière juste signifie agir en pleine conscience et avec compassion en respectant les autres. Les moyens d’existence justes évoquent le fait de gagner sa vie honnêtement sans nuire à quiconque. L’effort juste consiste à développer des qualités de générosité, d’amour bienveillant et de sagesse qui sont les antidotes aux trois poisons que sont l’avidité, la colère et l’ignorance. Ces modes de vie sont ceux que prônent toutes les grandes traditions, mais aussi de multiples sociétés qui ont enseigné, au cours de l’histoire, de ne pas nuire à son prochain et, au contraire, de se comporter à son égard avec générosité et bienveillance. Le problème tient au fait que les économies de marché ont encouragé le consumérisme, l’égoïsme et une forme de domination de la nature qui ont donné naissance aux souffrances que nous traversons. L’économie bouddhiste promeut, au contraire, les valeurs de respect de la Terre mère, de soulagement de la souffrance et de maximisation du bien-être des individus, à l’opposé des injonctions néolibérales qui tendent à maximiser les revenus et la consommation.
Ces principes bouddhistes peuvent-ils être appliqués dans le cadre d’une économie de marché ? Ou faut-il repenser complètement la manière dont nos économies et nos sociétés fonctionnent ?
L’économie bouddhiste prend soin des personnes et s’attache à respecter la terre et à soulager la souffrance. Son objectif est de maximiser le bien-être de tous les hommes. Dans une économie bouddhiste, le gouvernement s’emploie à mettre en œuvre des programmes sociaux et un système efficace de sécurité sociale qui assure aux individus l’accès à des dispositifs de santé de qualité, tout en prenant soin des plus fragiles, des enfants et des personnes âgées en priorité. Ce, tout en introduisant des régulations et des taxes qui encadrent les marchés de manière à atteindre les résultats souhaités. La responsabilité sociétale des entreprises exige de celles-ci qu’elles assurent le bien-être de leurs salariés et de la collectivité, tout en respectant l’environnement, et pas uniquement leurs actionnaires. Dans une économie bouddhiste, les personnes vivent en pleine conscience en prenant soin les uns des autres et de la planète. Les politiques économiques qui permettraient d’atteindre de tels objectifs existent déjà. L’économie bouddhiste a réuni celles qui ont fait leurs preuves et qui sont les seules à même de créer une économie et une société qui réduisent les inégalités, tout en misant sur les énergies renouvelables et en s’attachant à soulager la souffrance.
« L’économie bouddhiste promeut les valeurs de respect de la Terre mère, de soulagement de la souffrance et de maximisation du bien-être des individus, à l’opposé des injonctions néolibérales qui tendent à maximiser les revenus et la consommation. »
Dans les pays développés, ce sont sans doute les pays scandinaves, la Suède et le Danemark notamment, qui sont parvenus à créer des sociétés justes et équitables, s’approchant le plus d’une économie bouddhiste. Nous avons tous les outils et toutes les cartes en main. Les Nations Unies ont présenté des feuilles de route montrant comment se convertir aux énergies renouvelables. Les objectifs de l’ONU pour le développement mettent l’accent sur ce qu’il faudrait faire pour réduire l’extrême pauvreté et la faim dans le monde, améliorer l’éducation et assurer le respect des droits de l’homme à l’échelle planétaire. Tout est là pour bifurquer vers une économie bouddhiste. Ce dont nous avons le plus besoin, aujourd’hui, c’est d’une volonté politique. Les neurosciences démontrent que s’entraider et prendre soin des autres rend plus heureux. Et, qu’a contrario, consommer ne peut évidemment pas nous conduire à un bonheur durable. Éteignons nos écrans et nos équipements électroniques, cessons de nourrir la consommation ostentatoire en regardant les publicités et les magazines people. Privilégions les liens sociaux gage d’épanouissement.
Dans votre ouvrage Buddhist economics, vous mettez l’accent sur les notions d’interdépendance et de durabilité. On parle depuis très longtemps de développement durable, mais beaucoup moins, en revanche, d’interdépendance et d’interconnexion, notions qui peinent à pénétrer nos sociétés et nos économies…
Développement durable et interdépendance avec la terre sont pourtant étroitement liés. Nous commençons à prendre conscience qu’une économie reposant sur la domination de la nature épuise les ressources naturelles et détruit la planète. Que le modèle économique qui est celui de nos sociétés de marché, basé sur l’égoïsme et le matérialisme, nous conduit à vivre de manière stressante et malheureuse. En revanche, quand les gens se sentent interdépendants et s’entraident les uns les autres, leurs vies deviennent plus harmonieuses et porteuses de sens. Les enseignements d’Aristote et ceux du Dalaï-Lama sur le bonheur ont été confortés par les recherches des neurosciences. Une économie bouddhiste n’est pas incompatible avec nos sociétés modernes. Ce qui importe surtout, ce sont les objectifs que nous nous fixons pour bâtir une économie durable et solidaire.
Pensez-vous qu’un modèle d’économie bouddhiste pourra s’étendre, un jour, sur la planète à une échelle significative ?
La crise climatique conduit les hommes à prendre de plus en plus conscience de leur interdépendance les uns des autres et de leur interdépendance avec la planète. « Big business » pourrait être en train de vivre ses dernières heures. Les multinationales ne pourront pas continuer longtemps à nous dicter notre politique énergétique, celle de la santé, ainsi que nos choix militaires. Il faut que les hommes se lèvent et agissent ensemble. Construire une économie bouddhiste exige du courage, celui de changer de voie, de créer une économie régénérative, de promouvoir la justice sociale et de vivre joyeusement.