Christine Kristof-Lardet : Devenir gardien de la Terre

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Celle que l’on nomme affectueusement l’« attachée de presse de la Terre » évoque son engagement écologique et spirituel, celui de la génération Greta Thunberg et pose un regard critique mais empathique sur les lieux écospirituels.

Parmi les nombreux lieux bouddhistes que vous avez pu découvrir lors de la rédaction de votre ouvrage Sur la Terre comme au Ciel, quels sont ceux qui vous ont le plus marquée ?

L’Institut Karma Ling a vraiment été important pour moi, notamment à travers sa situation au cœur d’une nature sauvage, retiré sur les hauteurs des montagnes. Là-bas, c’est un peu le Tibet, avec les sommets enneigés qui pointent au loin, les grands massifs forestiers et la faune sauvage, qui lui confèrent sa vocation érémitique, son isolement. J’y suis allé souvent pour suivre des enseignements, et j’y ai été bien nourrie, notamment dans ce que le bouddhisme avait à me dire de l’écologie et de ma relation au monde. D’autre part, j’ai découvert que c’est dans la pratique de la pleine présence – qui est un pilier de l’enseignement à Karma Ling – que je parviens à vivre le plus intensément cette dimension d’interdépendance avec la nature. Dans la tradition chrétienne dont je suis issue, on appellerait cela la « communion ». Ensuite, j’ai découvert d’autres lieux comme le Village des Pruniers, de tradition bouddhisme zen vietnamien, qui a également été précieux par l’ancrage qu’il propose dans la mindfluness ou la pleine présence, au cœur de leur vie et de toutes leurs activités.

Pourquoi la pleine présence vous est-elle aujourd’hui si précieuse ?

La pleine présence est une posture, un état d’être au monde qui permet d’expérimenter une juste relation au vivant, à la fois autour de soi, mais aussi à l’intérieur de soi, et de l’expérimenter dans le concret de la totalité de son être, à la fois corps, cœur, âme et esprit. Pour moi, cette expérience-là dépasse toutes les choses conceptuelles qu’on peut dire au sujet du vivant. L’expérience de l’assise, du silence ou même de la marche contemplative, comme le propose Thich Nhat Hanh, ont été des expériences complètes, intégrales.

C’est à Karma Ling, il y a une quinzaine d’années, qu’est née votre idée de travailler autour de l’écospiritualité. Depuis, comment le bouddhisme nourrit-il votre engagement écologique au quotidien ?

Il y a plusieurs notions et expériences précieuses que je retiens. Tout d’abord cette notion d’interdépendance, qui a été une confirmation fondamentale de l’intuition que tout se tient, et qui correspond au « Tout est lié » du Pape François. La compréhension de l’interdépendance signifie que rien de ce qui vit dans l’univers n’existe de façon indépendante, mais qu’au contraire, tous les phénomènes le constituant sont régis par une relation subtile qui forme la toile de la vie. La deuxième dimension est celle de la compassion, au sens large du terme, qui est à la fois une empathie avec le monde et un profond respect pour le vivant, mais également un processus propre à la vie. La compassion n’est pas juste une qualité extérieure, mais un principe vital, au sens où il sous-tend la vie. La notion de compassion porte en elle également toute la dimension de l’« ahimsa », un concept à la fois bouddhiste et hindouiste, qui dépasse l’idée de non-violence pour entrer dans celle de la non-nuisance. Non seulement, on ne fait pas de mal et on ne porte pas atteinte à la Terre et au vivant, mais en plus, on en prend soin activement, on les protège. Cela va beaucoup plus loin que l’aspect passif généralement attribué à la non-violence. À travers la notion d’ahimsa, nous endossons un rôle actif de gardien de la Terre. Cela signifie également que nous sommes partie intégrante du vivant et coresponsables. Et il y a la dimension d’unité fondamentale, une autre dimension essentielle du bouddhisme. Cette posture ancrée dans la non-dualité m’a beaucoup parlé. Elle s’expérimente dans la pratique de la méditation de la pleine présence… Ces pratiques d’intériorité peuvent apporter beaucoup à notre temps, car elles nous permettent d’être en relation avec nous-mêmes tout en étant intimement reliés au monde.

Vous ne vous privez pas pour autant d’un certain regard critique, puisque vous écrivez que « ce n’est pas parce que ces lieux sont bouddhistes qu’ils sont nécessairement écologistes ». Quel est votre constat sur la situation ?

Il y a en effet nombre de monastères bouddhistes où rien n’est encore fait pour l’écologie, où la nourriture proposée n’est pas respectueuse, où on ne fait pas le tri, où le souci de la Terre et du vivant passe au second plan… Mais c’est le même constat pour des centres spirituels d’autres traditions et dans d’autres milieux. Mon intuition est que chaque grande tradition ou chaque grande sagesse possède des fondements spirituels induisant un engagement écologique. De même que tout bon chrétien devrait être écolo – car s’il y a bien une religion de l’incarnation, c’est le christianisme ! –, tout bouddhiste, baignant dans les notions d’interdépendance et de compassion, devrait être un tant soit peu écolo ! Dans la réalité, très peu de lieux incarnent vraiment cette dimension d’écologie concrète, car il y a une vraie priorisation du « travail sur soi ». Ce qui est légitime, mais ne devrait pas être exclusif. Mon enquête montre que la posture spirituelle n’a pas encore totalement déteint sur l’engagement pour le monde. La plupart des lieux cités dans mon ouvrage sont en recherche d’équilibre et de cohérence, un peu à l’image de ce qui se passe dans notre société. Après tout, ces lieux ne sont que des microcosmes de notre monde. Ces communautés vivent souvent en concentré les grandes questions qui traversent notre société. L’enjeu est de comprendre les mécanismes qui sous-tendent les transformations pour nous permettre d’amorcer une véritable transition écospirituelle.

À l’inverse, avez-vous l’impression que les nouveaux mouvements engagés sur l’écologie, notamment les mouvements de jeunesse dans le sillage de Greta Thunberg, tels que Youth for Climate, intègrent cette dimension spirituelle dans leur démarche ?

Pour moi, ce que font ces jeunes est d’ordre spirituel, même s’il n’est pas qualifié comme tel. Se lever pour défendre le vivant est un acte profondément spirituel. C’est vrai qu’il persiste une défiance envers le spirituel dans les milieux activistes et militants. C’est une peur qui peut être liée à la prise de pouvoir qu’ont pu exercer les religions monothéistes par le passé. Souvent, chez les jeunes, il n’y a pas de distinction consciente entre la spiritualité et la religion ; tout va dans le même sac… et souvent part à l’eau. Il faut vraiment lever cette confusion et rappeler que la spiritualité, ce n’est rien d’autre que nourrir le souffle de vie que chacun porte en soi, au service d’une vie plus grande que soi. Mais, tout de même, je suis optimiste, je pense que ces milieux sont en train de s’ouvrir à cette dimension spirituelle. Il y a une vraie quête d’intériorité et de sens. Tout le monde sent bien que tous ces combats et toutes ces mobilisations, ça use de l’énergie et ça ne fait pas avancer grand-chose… Les personnes inscrites dans ces mouvements commencent à se dire qu’il y a peut-être autre chose, qu’ils ne savent pas forcément nommer, d’autres dimensions à côté de la simple action.

Mon enquête montre que la posture spirituelle n’a pas encore totalement déteint sur l’engagement pour le monde.

Actuellement, on y voit par exemple émerger des groupes de méditation, comme au sein d’Extinction Rebellion par exemple. Dans d’autres milieux, on voit aussi se développer l’outil du Travail qui Relie, mise en place par Joanna Macy. Plus qu’une simple méthodologie, le Travail qui Relie est une posture qui permet d’entrer en empathie et en résonance intime avec le monde. Il nous offre la possibilité d’accueillir nos émotions et de les « composter » dans un contexte collectif de solidarité et de bienveillance. Il nous permet de reprendre contact avec notre désir profond d’œuvrer pour la vie, dans la conscience et la lucidité. En cela, Joanna Macy crée des outils pertinents pour notre monde en mutation. Elle nous appelle à devenir des « Guerriers de Shambhala », munis des deux armes que sont la compassion et la compréhension de l’interdépendance de tous les phénomènes – c’est une posture qui rejoint des enseignements bouddhistes. Et l’action qui en découle peut être, sans aucun doute, considérée comme une forme d’engagement spirituel.

 

Retrouvez la 1re partie de cet entretien :
> Écospiritualité : l’avenir du monde se joue ici et maintenant

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Sophie Solère

Sophie Solère est une journaliste économique et sociale qui s'intéresse depuis des années à l'environnement et à l'interdépendance. Elle travaille pour Bouddha News, une plateforme de médias dédiée à la spiritualité et à la sagesse bouddhiste. En pratiquant le yoga et la danse méditative, Sophie a découvert le pouvoir des voyages spirituels, qui offrent tant de chemins pour se (re)trouver. Elle se consacre à partager avec les lecteurs de Bouddha News des histoires inspirantes et des conseils précieux sur la pratique spirituelle et l'environnement.

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