Votre dernier livre, un reportage au long cours sur différents lieux écospirituels, est né d’un événement organisé à l’institut bouddhiste Karma Ling, en Savoie. Comment cette idée a-t-elle pris corps ?
L’Institut Shangpa Karma Ling est connu pour cultiver une grande ouverture aux autres traditions spirituelles et pour le dialogue qu’il initie entre les différentes disciplines. C’est aussi une communauté qui, accompagnée par Lama Denys Rimpoché, a développé une vision avant-gardiste sur les grands enjeux de société, notamment sur la question écologique. En octobre 2004, l’Institut a organisé un colloque en partenariat avec le WWF intitulé « Écologie et Spiritualité : des sages au chevet de la planète ». Pendant trois jours, cette rencontre importante a réuni près de 500 participants à Karma Ling, avec des intervenants tels que Pierre Rabhi, Jean Bastaire, Jean-Marie Pelt, etc., précurseur chacun à sa façon de cette réflexion contemporaine sur l’écospiritualité. Personnellement, voir les deux termes écologie et spiritualité côte à côte a produit chez moi une forme de « déflagration de conscience ». C’est là que le chemin écospirituel que je poursuis depuis s’est dessiné de toute évidence.
Pourquoi la jonction de ces deux termes, écologie et spiritualité, vous a-t-elle paru si pertinente ?
J’y ai vu comme une clef de lecture du monde. À l’époque, j’étais engagée pour diverses causes : pour les cantines bio, pour le bien-être des animaux, contre le nucléaire ou les pesticides par exemple. J’étais vraiment dans une forme d’action militante sociétale. Je pratiquais les écogestes de façon systématique (éteindre la lumière, se brosser les dents sans faire couler l’eau, trier mes déchets, etc.), mais je me rendais bien compte que tout cela avait une limite. Je ne sentais pas forcément la connexion avec la dimension d’intériorité qui m’appelait. Et dans la réalité de nos univers, je constatais également que le monde de l’écologie militante tournait souvent le dos au monde des « spirituels » et des méditants, et inversement. Il y avait comme une dualité nourrie entre ces deux mondes. À travers l’écospiritualité, j’ai compris que ces deux démarches étaient, au contraire, parfaitement complémentaires. Il faut rendre hommage au travail réalisé par les précurseurs, à Lama Denys et Lama Lhundroup de Karma Ling notamment, qui ont porté et développé depuis longtemps cette vision.
Comment définiriez-vous cette notion d’écospiritualité ?
C’est la conscience que notre nature intérieure et la nature extérieure ne sont pas dissociées. C’est comprendre que notre nature profonde et la nature autour de nous sont une seule et même réalité. Cette approche, assez bouddhiste dans ses fondements, a été pour moi la source d’une nouvelle compréhension de l’écologie et, en même temps, de la spiritualité. En fait, l’écologie et la spiritualité portent et témoignent toutes deux de la vie et du souffle qui l’animent. Le ciel et la terre sont en nous. Et nous sommes, en tant qu’êtres humains, à la jonction des deux, à l’image d’un arbre avec ses racines terrestres qui s’enfoncent profondément dans le sol, et ses racines célestes qui puisent à la lumière. Écologie et spiritualité nous parlent de l’énergie – esprit et matière – sous ses deux formes qui coexistent.
Vous parlez d’un nécessaire « saut quantique de la conscience » que nous aurions à effectuer pour espérer réellement changer de paradigme. Pourriez-vous approfondir cela ?
Il ne s’agit pas de chercher à réaliser une simple adaptation aux circonstances ou à modifier quelques petits paramètres, mais bel et bien de s’engager totalement dans un chemin de transformation et de mutation radicale. Nous avons véritablement à changer de point de vue, à nourrir d’autres références et à inventer une autre culture pour accéder à un nouveau champ de conscience. Einstein exprimait bien cette idée lorsqu’il disait qu’on ne pouvait pas résoudre un problème avec le même mode de pensée que celui qui l’avait généré. C’est en cela que la pratique spirituelle est importante, une pratique spirituelle engagée dans le monde, qui se frotte au réel. En écologie, il n’y a pas de solutions définitives, il faut s’ajuster et se réajuster en permanence. C’est un peu à l’image d’un diamant que l’on taille : il faut sculpter les différentes faces pour lui permettre de refléter au mieux la lumière. C’est un travail qui prend du temps.
« L’écospiritualité, c’est la conscience que notre nature intérieure et la nature extérieure ne sont pas dissociées (…) Nous sommes, en tant qu’êtres humains, à la jonction du ciel et de la terre, à l’image d’un arbre avec ses racines terrestres qui s’enfoncent profondément dans le sol, et ses racines célestes qui puisent à la lumière. »
Aujourd’hui, nous avons parfois l’impression d’un débat de sourds entre ceux qui estiment qu’il faut d’abord commencer par travailler sur soi-même et se nettoyer à l’intérieur avant d’œuvrer dans le monde, et les autres qui disent l’inverse et préconisent l’action avant toute chose, face à l’urgence de la situation, en restant dans une posture très extérieure, ne sachant où donner de la tête pour réparer ce qui doit l’être. Si, intérieurement, nous n’avons pas un chemin de cohérence entre nos actes et nos intentions profondes, appuyé sur une démarche d’apaisement et de reliance par la méditation, alors il y a un risque important de distorsion. À l’inverse, il est aussi important de pouvoir mettre la spiritualité à l’épreuve du monde, car c’est ainsi qu’elle se « bonifie ». En fait, les deux démarches sont importantes : s’engager dans le monde est un acte spirituel.
L’émergence des théories de l’effondrement qui prennent une place de plus en plus importante dans le débat public, autour de Pablo Servigne par exemple et du mouvement de collapsologie, peut-elle également aider à cette prise de conscience ?
La notion d’effondrement et sa dimension corollaire de coopération me semblent être des points clés de conversion pour notre temps. Cela nous amène à un degré de lucidité par rapport au réel, très important à la fois sur le plan psychologique, mais aussi du point de vue philosophique et éthique. Je pense que cela accélère notre prise de conscience des enjeux écologiques et affine notre sens des réalités, tout en posant aussi la question de notre position au sein de la nature. Qui suis-je ? Quel rôle puis-je jouer ? Comment puis-je trouver ma juste place en tant qu’humain sur cette Terre ? En fait, cela permet de reposer les bonnes questions au bon endroit. Et l’augmentation du niveau de connaissance et de lucidité conduit également à un approfondissement du questionnement, qui ouvre à une dimension d’intériorité, et donc à une forme de spiritualité.
Découvrez la 2e partie de cet entretien :
> Christine Kristof-Lardet : Devenir gardien de la Terre