Profiter de la crise sanitaire que nous venons de traverser pour changer vraiment, en réduisant notre empreinte carbone, notre consommation, nos déplacements, est le défi lancé par toutes les associations pro-environnement à la sortie du confinement, comme par de simples citoyens, conscients du lendemain. La sobriété pourrait être la clé. Une « sobriété heureuse » – pour citer Pierre Rabhi (1) – car choisie et riche de liens, avant qu’il ne soit trop tard et qu’elle nous soit imposée par d’autres épidémies, d’autres catastrophes naturelles. Comment ralentir, se défaire de nos désirs et attachements qui nous poussent toujours plus du côté de l’Avoir et nous éloignent de l’Être ? La méditation et la contemplation de la nature, ainsi que la réflexion forçant la prise de conscience et notre responsabilité, sont de précieuses ressources que le bouddhisme, notamment, peut mettre à notre disposition. Pas étonnant que les penseurs de référence d’un « éco-dharma » actuel, associant l’écologie et l’enseignement du Bouddha, aient à la fois prôné la sobriété et déclaré leur intérêt pour les spiritualités orientales dès le XIXe siècle. Retour sur une influence croisée porteuse de sens.
Méditer avec Thoreau dans les bois
Point de départ outre-Atlantique, avec le développement d’une industrie qui forge peu à peu une nouvelle Amérique au XIXe siècle. Alors que tout s’accélère, un homme hausse la voix, condamne la société esclavagiste de son temps ainsi que la guerre du Mexique, pour se faire porte-parole d’une nature sauvage et de la simplicité volontaire. Il s’agit d’Henri David Thoreau, philosophe et poète proche du transcendantalisme, mouvement littéraire, philosophique et spirituel américain exaltant la bonté inhérente de l’homme et de la nature, tous deux reliés ensemble à une dimension transcendante. C’est un original qui peine à trouver sa place en tant qu’enseignant et finit par devenir naturaliste. Il explore les sommets, parcourt les forêts et choisit de vivre un temps retiré, comme il le rapporte dans Walden (2), le récit de deux années passées dans les bois entre 1845 et 1847, sans rupture avec le monde.
De là, il clame, en rapportant son expérience a posteriori : « De la simplicité, de la simplicité, de la simplicité ! Oui, que vos affaires soient comme deux ou trois, et non cent ou mille ; au lieu d’un million, comptez par demi-douzaine, et tenez vos comptes sur l’ongle du pouce (…) simplifiez. Au lieu de trois repas par jour, s’il est nécessaire n’en prenez qu’un ; au lieu de cent plats, cinq ; et réduisez le reste en proportion. » (3) Pas pour préserver une nature que l’on pouvait encore penser inépuisable à l’époque, mais par sagesse, en privilégiant le spirituel sur le matériel, comme il s’en explique : « Le luxe, en général, et beaucoup du soi-disant bien-être, non seulement ne sont pas indispensables, mais sont un obstacle positif à l’ascension de l’espèce humaine. Au regard du luxe et du bien-être, les sages ont de tout temps mené une vie plus simple et plus frugale que les pauvres. Les anciens philosophes, chinois, hindous, persans et grecs, représentent une classe que pas une n’égala en pauvreté pour ce qui est des richesses extérieures, ni en richesse pour ce qui est des richesses intérieures. » (4) C’est dire s’il a bien conscience que l’invitation à la sobriété n’est pas nouvelle, mais inscrite dans la plupart des grandes traditions philosophiques et religieuses. Si cela ne fait donc pas de lui un écologiste avant l’heure, l’objectif est donc déjà d’élever « l’espèce humaine » en la libérant d’une contingence matérielle fabriquée.
De la sobriété à l’expérience de la réalité
C’est une quête de connaissance de soi et de la réalité telle qu’elle est, à laquelle nous pouvons accéder au contact de la nature en y méditant sans nous laisser distraire, comme Thoreau nous invite à le faire : « Passons un seul jour avec autant de mûre réflexion que la Nature, et sans nous laisser rejetés de la voie par la coquille de noix et l’aile de moustique qui tombe sur les rails. (…) Si la locomotive siffle, qu’elle siffle à en perdre la voix pour sa peine. Si la cloche sonne, pourquoi courir ? Nous réfléchirons à quelle sorte de musique elles ressemblent. Halte ! et là en bas faisons jouer nos pieds et se frayer un chemin à travers la fange et le gâchis de l’opinion, du préjugé, de la tradition, de l’illusion, de l’apparence, cette alluvion qui couvre le globe, à travers Paris et Londres, à travers New York et Boston et Concord, à travers Église et État, à travers poésie et philosophie et religion, jusqu’à ce que nous atteignions un fond solide, des rocs en place, que nous puissions appeler réalité, et disions : voici qui est, et qui est bien ». (5) Et après ce temps d’observation, de discernement, Thoreau poursuit en proposant l’image du « Réalomètre », comme un étalon de réalité qui permettrait de mesurer la vraie nature des choses. L’expérience n’est pas sans rappeler celle que décrit Descartes dans Les Méditations Métaphysiques, tout comme certaines formes de méditation bouddhiste (ou « vision pénétrante »). Et il s’avère que le philosophe américain connaît les fondements de cette tradition, pour y avoir été initié par les transcendantalistes, tel Emerson. Il a lu et traduit des passages de la Bhagavad-Gîta et du Soutra du Lotus, publié sous le titre The Preaching of the Buddha. Il y est question de la même invitation à s’asseoir dans une forêt pour contempler la réalité et de l’enseignement du Bouddha semblable à une pluie bienfaisante tombant sur les disciples semblables à des plantes en croissance.
L’éco-bouddhisme entre Orient et Occident
De là à en faire un bouddhiste au sens strict… Pas plus qu’un écologiste au sens moderne et engagé du terme. S’il invite à l’introspection méditative, il ne renonce pas à un moi solide : « En la plupart des livres, il est fait omission du Je, ou première personne ; en celui-ci, le Je se verra retenu ; c’est, au regard de l’égotisme, tout ce qui fait la différence », prévient-il dès l’introduction de Walden. L’influence du romantisme reste forte. Cela n’empêche pas les partisans de l’éco-dharma actuel de voir Thoreau comme un de leurs penseurs de référence. Dans le livre Le Bouddha est-il vert ? (6), Michel Maxime Egger et Jean-Marc Falcombello reviennent tout de même sur un malentendu que pourraient justement entretenir les éco-bouddhistes sur un éventuel lien inhérent entre bouddhisme et écologie. Non, cette tradition religieuse ne serait pas en elle-même « verte » comme nous l’entendons, la notion même de nature étant moderne, et a fortiori le combat pour la défendre. Non, les précurseurs de l’écologie comme Thoreau n’étaient pas bouddhistes au sens orthodoxe du terme. Le Dharma nous invite avant tout à atteindre l’Éveil et à sortir du cycle des existences, à nous déconditionner individuellement de l’ego et de l’ignorance, plus qu’à vouloir transformer le monde.
« Passons un seul jour avec autant de mûre réflexion que la Nature, et sans nous laisser rejetés de la voie par la coquille de noix et l’aile de moustique qui tombe sur les rails. » Henry David Thoreau
Même si l’un peut mener à l’autre… et la connexion n’est pas fortuite malgré tout. Car bien sûr, les enseignements spirituels – à commencer par ceux du Dalaï-Lama ou de Thich Nhat Hanh – comme les expériences de méditation, favorisent la compréhension de la notion d’interdépendance entre l’homme, la société, la nature, pour induire un comportement responsable, encourager une simplicité volontaire salvatrice à tous les sens du terme. Une démarche au cœur de la pensée de Joanna Macy, fondatrice de l’écopsychologie et spécialiste du bouddhisme, évoquant un nécessaire « ressenti identitaire qui s’étend jusqu’aux confins de la vie et devient une motivation pour l’action » (citée ainsi par M.M. Egger).
Une connexion aux sources de l’engagement
De Thoreau aux éco-bouddhistes engagés d’aujourd’hui, la notion de sobriété a voyagé et influencé des hommes au rayonnement capital tout au long du XXe, tel Gandhi, également lecteur de l’essayiste anglais John Ruskin qui correspondait avec l’ermite de Walden. Ruskin est l’auteur d’une critique de l’économie de l’Angleterre en plein boom industriel, Unto the Last, où sont déjà décrits les dommages de la surproduction et de la consommation sur la nature. La lecture de ce texte a eu l’effet d’un électrochoc sur Gandhi, défenseur du droit des Indiens en Afrique du Sud à cette période. Il change alors son mode de vie radicalement pour aller vers toujours plus de frugalité, en commençant par réorganiser ses ashrams. Déjà essentiellement végétarien, dans le respect de la règle vishnouiste, il va se priver de toutes épices, réduire les portions alimentaires, comme tous ses besoins matériels (et l’imposer à ses proches !), dans une perspective de transformation de soi pour changer le monde sans violence, mais avec détermination. C’est l’un des déclics conduisant au Satyagraha (« étreinte de la vérité »), nom qu’il donnera désormais à son mode de résistance politique non-violente. Celui-ci n’a-t-il pas subi l’influence décisive de La Désobéissance Civile, l’autre grand livre de Thoreau. Certes, chez Gandhi, l’objectif n’est pas directement la préservation de la nature non plus, mais il y a là une vision du monde qui implique une écologie globale et responsable, portée par un mode de militance pacifique, particulièrement pertinente aujourd’hui.
À l’évidence, les idées et les valeurs circulent entre Orient et Occident, et réciproquement, dans un mouvement d’interdépendance fécond ! Thoreau, Gandhi et Joanna Macy inspirent ainsi les fondateurs de mouvements écologistes radicaux mais non-violents, tels Extinction Rébellion qui n’hésite pas à s’y référer. Est-ce un hasard si Thoreau « super star » est publié et lu plus que jamais, jusque dans les cafés parisiens publiquement ? L’urgence de la crise actuelle, environnementale, existentielle et de fait globale, souligne une connexion essentielle entre nature et spiritualité, écologie et Dharma pour ceux qui suivent la voie du Bouddha. À méditer dans les bois, les jardins, les plages et les parcs retrouvés cet été.