Un esprit libre dans un environnement libre : l’art des kôans pour aujourd’hui

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Comme l’exprime très bien Catherine Pagès dans son témoignage sur les kôans, paru sur ce site, la pratique de ces phrases énigmatiques, destinées à susciter l’éveil, ne se limite pas au zen Rinzaï et se trouve employée dans tout le bouddhisme Zen et Ch’an. Mon maître Taïsen Deshimaru de l’école Soto aimait en utiliser un certain nombre tout en rappelant que, sans pratique de la méditation, ils ne sont que lettres mortes. Je vais en citer et commenter quelques-uns ici.

Surpendre et créer du sens

Historiquement, on pourrait dire que le premier kôan fut silencieux : lorsque le Bouddha fit tourner une fleur entre ses doigts devant une assemblée de moines et qu’un seul de ses disciples, Mahakashyapa, comprit et sourit, ce dernier reçut alors la transmission qui est dite « au-delà des écritures ». Et la tradition dit à ce propos que « par son sourire, hommes et dieux furent confondus ».

Ce geste ouvre la porte des kôans que j’appellerais « méta-écologiques ». Ainsi par exemple : « La femme, l’homme regardent la fleur, la fleur sourit ». Tous ceux qui aiment la nature savent qu’il existe une communication, silencieuse mais réelle, entre les végétaux et nous !

En écho à ce kôan il y a également la fameuse réponse : « Le cyprès dans le jardin » à la question : quel est le sens de la venue de Bodhidharma (1) en Chine ? Toute question sur le sens et sur la vérité se résout donc par la contemplation du mystère de la nature.

Comme le dit le premier recueil de kôans datant de la dynastie des Song au XIIIe siècle, La passe sans porte (2) : « Le trésor de la vue de la loi correcte se trouve dans l’esprit prodigieux et totalement apaisé, dénué de caractéristiques ». Un regard lucide et pur en quelque sorte… Senseï Deshimaru aimait aussi beaucoup ce kôan : « Les pins n’ont de couleur ni ancienne ni moderne », qui dit toute la beauté de la nature si on sait la regarder. Il suffit d’ailleurs de se balader dans une forêt, par exemple, pour constater combien on ne voit rien si on est perdus, noyés dans nos pensées, et combien elle s’ouvre à nous et nous ressource si, à l’aide de la marche et de quelques respirations conscientes, on calme son esprit et on profite des instants présents.

Une brièveté énigmatique

Passons aux kôans à dominante méta-psychologique comme : « L’âme regarde le puits, le puits regarde l’âme ». Bien sûr, on peut y détecter les correspondances chères à Baudelaire, mais ne s’agit-il pas aussi d’une métaphore similaire à ce splendide adage de maître Dôgen qui, au XIIe siècle, introduisit la pratique du zazen au Japon et déclara : « Comme dans un miroir, vous êtes le reflet, mais le reflet n’est pas vous ! » Phrase qui, à elle seule, résume tout le processus de la psyché durant la méditation, où il s’agit de cesser d’être l’acteur de ses propres pensées-émotions, afin d’en devenir le spectateur et créer ainsi en soi un lâcher-prise salutaire.

Les multiples états intérieurs fluctuants que nous traversons sont évidemment pris en compte par les kôans, comme le prouve cette réponse du VIIIe siècle de maître Ma, souffrant, à qui l’on demande comment il se sent : « Bouddha au visage de soleil, Bouddha au visage de lune ». Tantôt ça va, tantôt ça ne va pas, le négatif n’est pas uniquement négatif, le positif non plus, tout se mélange, il importe de sortir de cette dualité noir-blanc qui fait qu’on pense et agit par catégories toutes faites.

Mourant, le maître coréen Seung Sahn disait en 2004 : « Mon corps ne se sent pas très bien », en rappelant que le Bouddha est l’esprit éveillé en chacun de nous…

Senseï Deshimaru aimait beaucoup ce kôan : « Les pins n’ont de couleur ni ancienne ni moderne », qui dit toute la beauté de la nature si on sait la regarder. Il suffit d’ailleurs de se balader dans une forêt, par exemple, pour constater combien on ne voit rien si on est perdus, noyés dans nos pensées, et combien elle s’ouvre à nous et nous ressource si, à l’aide de la marche et de quelques respirations conscientes, on calme son esprit et on profite des instants présents.

Le rapport à l’enseignement est, lui, vigoureusement envisagé par Linji (Lin Tsi) qui, au IXe siècle en Chine, hurle devant ses élèves médusés : « Si vous rencontrez le Bouddha, tuez-le ! Si vous rencontrez les maîtres et les patriarches, tuez-les ! » Ses disciples s’en tenaient trop à une lecture dogmatique des textes et à des rituels interminables, il fallait donc les secouer.

En voici une belle variante que Deshimaru citait très souvent : « En méditation, si le diable vient vous visiter, donnez-lui 100 coups de bâtons. Et si Bouddha vient vous visiter, donnez-lui 100 coups de bâtons ». Ce qui invite à ne pas rester figé ni s’agripper à des états infernaux ou béatifiques. Ne se complaire en rien, laissez passer, laissez passer…

Une seule réalité vaut mieux que mille rêveries mensongères

Il y a encore la fameuse réponse à un élève qui demande : « Que faites-vous durant la méditation ? » Et le maître qui répond : « Je fais sans faire ». Ce qui permet d’évoquer ici la métaphore orientale qui compare l’acte de méditer à une montagne, immobile ; mais autour d’elle il y a les nuages, plus ou moins denses : nos diverses pensées-émotions. Heureusement, il y a aussi les vents, qui dispersent les nuées et font revenir le ciel bleu de la conscience originelle. Ce vent est évidemment celui de la respiration consciente activée et concentrée sur une expiration profonde. Faire sans faire, agir sans agir.

Citons encore, en vrac : « Qu’est-ce que l’éternité ? Ce moment présent » de Fayan, (Xe siècle). Ou, dans le même style : « L’esprit ordinaire, c’est la Voie » de Mazu (VIIIe siècle), auquel répond cette formule qu’affectionnait mon cher maître : « La Voie est sous vos pieds ! » De même qu’il aimait ce kôan grandiose sur lequel nous allons conclure : « Quel était votre visage avant la naissance de vos parents ? » N’ayant pas la réponse à cette variante de notre « Qui suis-je ? », on citera juste celle de Huikai au XIIIe siècle dans le Passe sans porte : « Il ne peut être esquissé, ni dépeint, ni loué : cessez de le chercher. Nul lieu où cacher ce visage originel qui, à la destruction de l’univers, demeure intact… » Dont acte.

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Fabrice Groult

Fabrice Groult est un aventurier, photographe et bouddhiste qui parcourt le monde depuis son plus jeune âge. Après avoir étudié le bouddhisme en Inde, il s'est engagé dans un voyage de dix-huit mois à travers l’Asie qui l'a mené jusqu'en Himalaya, où il a découvert sa passion pour la photographie. Depuis, il a parcouru le monde pour capturer des images de beauté et de sagesse bouddhiste. Il a été guide pendant dix ans, et est aujourd'hui journaliste chez Bouddha News.

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