Il voit le jour le 29 novembre 1914 dans un petit village de pêcheurs-paysans du sud du Japon, non loin de la ville de Saga. Son grand-père, qu’il vénère, a été samouraï avant la révolution de Meiji. Il est élevé dans l’atmosphère traditionnelle japonaise du temps. Renki-ji, un moine mendiant qu’il croise parfois, lui dit un jour : « Le paradis et l’enfer n’existent que dans ton cœur. » Ces paroles provoquent en lui un choc violent qui bouleverse toutes ses idées sur le bouddhisme et l’amènent dorénavant à le considérer plus comme une philosophie de vie que comme une religion. Poussé par son père, il fait des études supérieures d’économie à Tokyo, mais son temps libre se passe à lire des livres de littérature, de philosophie et concernant le bouddhisme et le christianisme.
« Les souillures de ma vie tombèrent avec mes cheveux. »
La rencontre avec maître Kodo Sawaki
En 1932, âgé de 18 ans, il rencontre celui qui deviendra son maître, Kodo Sawaki. Ce dernier a 52 ans, l’allure d’un moine vagabond, mais une immense énergie émane de lui, mêlée de sérénité malicieuse. Il pratique la posture assise, le zazen (de za : assis et zen : méditation), et l’enseigne dans tous les endroits laïcs possibles : écoles, université, prisons, administrations, lieux de plaisirs, commissariats de police… Le jeune homme lui demande : « Maître, l’âme existe-t-elle ? » Il lui répond : « Tout change tout le temps, où se trouve votre âme maintenant ? Sachez que la pratique du Zen crée toujours, à partir de la racine, des choses neuves. » Cette rencontre l’impressionne fortement. Quelques années plus tard, alors employé d’une firme industrielle, il lui rendra visite dans le temple de Soji-ji. Kodo le reçoit dans sa chambre : « Il était solide comme une montagne, dira-t-il, mais il émanait de lui comme une douceur universelle. » Deshimaru lui explique qu’il ne trouve pas de sens à sa vie. Kodo lui fait prendre la posture de zazen, la corrige, lui prête quelques livres, dont son carnet de notes où il découvre des maximes telles celles-ci, avec lesquelles il se sent profondément en accord : « Le Zen nous permet de nous adapter à notre environnement, mais non de nous laisser submerger par lui. Le zazen est la Voie qui permet le détachement. Pour cela, il suffit d’un coin tranquille et d’un petit coussin sur lequel on s’assied sans bouger, sans parler, face au mur. Ce n’est pas plus mystérieux que ça. »
De la guerre à la paix intérieure
Marié, bientôt père, Taïsen Deshimaru mène une vie active de cadre modèle japonais : en 1940, il entre chez Mitsubishi. Parallèlement il continue à suivre son maître, et c’est d’ailleurs à la sortie d’une sesshin au temple de Daichu-ji, à l’automne 1941, qu’il apprend le bombardement de Pearl Harbor. Sa firme l’envoie en Indonésie pour gérer des industries minières prises aux Hollandais. Il embarque sur un vieux rafiot bourré d’armes et de dynamite. Deshimaru aimait évoquer ses zazen sur le pont du bateau : « Sous mon corps en posture, il y avait cette fois véritablement Mu, le néant. Pendant plus d’un mois, je m’assis immobile, jambes croisées, au-dessus de ma propre mort… Mais grâce à une posture correcte et énergique, je parvenais à retrouver un peu de la force dont j’avais tant besoin. »
Durant tout son séjour, il essaiera de protéger des exactions la population malaise et chinoise qui était sous ses ordres. Malade de la malaria, c’est à l’hôpital qu’il apprend la reddition du Japon promulguée par l’empereur. Ce n’est qu’en avril 1946 qu’il put retrouver la terre de ses ancêtres, sa famille, ses amis et son vieux maître qui lui dit : « Continue à pratiquer la méditation, mais en participant à la vie du commun des mortels : le vrai Zen, vois-tu, doit pouvoir naître de n’importe quel aspect de notre vie quotidienne. » Il participe donc à la reconstruction du Japon avec des hauts et des bas professionnels constants, jusqu’en 1965, où son maître Kodo Sawaki tombe gravement malade et l’appelle à son chevet pour lui signifier : « Il faut que tu prennes ma suite. Demain, je me lèverai pour te consacrer moine. » Ce qui sera donc fait à Kyoto au temple d’Anso-ji : « Les souillures de ma vie tombèrent avec mes cheveux. » En 1966, responsable d’un dojo à Tokyo, il sert de guide dans les temples à un groupe de Français. Ceux-ci l’invitent en France, où il part par le Transsibérien en juillet de la même année. Ses enfants grandis, son passé professionnel enterré avec son maître, sa vraie mission commence.
Le temple de la non-peur
Kodo Sawaki lui avait dit : « Bodhidharma a apporté le Zen d’Inde en Chine au VIe siècle, Dôgen de Chine au Japon au XIIe, tu dois aller en Europe, c’est ta mission, ton obligation envers l’humanité. » On lui installe un matelas dans l’arrière-boutique d’une épicerie macrobiotique et il commence à montrer la posture de méditation lors de conférences à Paris, mais aussi partout en France, où l’on est curieux de recevoir ce moine au corps robuste, à l’énergie puissante, à la voix rauque et qui, dans un sabir incroyable qu’il appelle son « zenglish », où il mêle vite quelques mots de français (le zen, c’est pas du gâteau !), parle d’un concept qui fascine, celui de bodaï shin, l’esprit d’éveil, en disant des formules fortes telles que « un instant de zazen est un instant de Bouddha » ou « chaque être humain a en lui la nature du Bouddha ou du Christ ».
Le suivent ceux qui sont intéressés par ce qu’ils considèrent comme un développement du yoga, des artistes venant du théâtre et de la danse, tels Maurice Béjart et sa troupe, et aussi une bande de hippies et de soixante-huitards qui voient dans cette pratique une façon de chercher le nirvana soi-disant promis par les religions orientales, dont la vogue commence. Puis des gens venus de tous les milieux. Mais lui garde son cap, shikantaza, seulement s’asseoir : « Il faut se diriger au-delà de ce qui ne nous apporte qu’illusion… Vous êtes tout le temps en train de courir, sachez entrer dans l’arrêt du geste, l’arrêt de la course. » En France, un groupe de disciples officialise son action en créant l’Association Zen Internationale (AZI), et c’est en 1971 qu’il trouve un vaste atelier d’artiste rue Pernety, dans le XIVe arrondissement, qui deviendra le premier dojo digne de ce nom. C’est là où je me rendrai cette année-là, un matin à 7h30, pour une première séance de méditation assise d’une heure, ce qui sera le début d’une aventure de onze ans auprès de lui (1). Je me souviens avoir été immédiatement frappé par la force du silence qui régnait dans ce dojo (« un silence plus fort que cent mille tonnerres », avait-il coutume de dire). Et par cette posture où, malgré le mal de jambes, je pouvais être d’un coup le spectateur lucide de ma vie et de mes pensées, avec cette attention portée sur l’expiration profonde qui ressource profondément l’être.
À partir de ce lieu, ce qu’il appelait sa mission allait rapidement remporter un grand succès en France, aboutissant à la création en 1980 du temple de la Gendronnière, près de Blois, qu’il baptisa le « Château de la non-peur ». Taïsen Deshimaru, jusqu’à sa mort brutale d’une pancréatite en 1982, allait éduquer fortement, profondément, ses disciples, mais dans une démarche toujours empreinte d’ouverture et de bienveillance. Il aimait dire : « Le maître enseigne les élèves, les élèves enseignent le maître. » Son côté rabelaisien, son bon sens, sa sincérité et sa clarté en firent un personnage d’éveilleur aimé par les diverses classes sociales qui se pressaient dans son dojo. Il fut donc le précurseur efficace de cet immense intérêt pour la pratique méditative dont nous avons tant besoin pour contrebalancer les effets négatifs de la vie actuelle. Grâce à lui, l’esprit du vrai Zen vécu a irrigué le terreau européen