Pierre Rabhi : Écologie : nous sommes tous interdépendants

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L’écologie démontre au quotidien l’importance de vivre en conscience le fait que nous sommes tous liés et interdépendants comme l’enseigne le bouddhisme depuis des millénaires. Ce qui nous confère des devoirs et une responsabilité universelle, car partagée par tous, à l’égard du vivant et de la planète. Dans la seconde partie de cet entretien, Pierre Rabhi revient sur sa vision de l’écologie et sur la nécessaire élévation de conscience qu’elle induit.

Vous qui avez été l’un des pionniers de l’écologie en France, quel regard portez-vous sur la prise de conscience sur le sujet, aujourd’hui ?

Je ne suis pas pour la prise de conscience, je suis pour l’élévation de conscience. La prise de conscience suggère l’idée d’électricité – comme s’il suffisait de se brancher quelque part pour avoir une prise de conscience… L’enjeu, c’est l’élévation de la conscience, la clarté qui se met en nous et l’accueil qu’on lui réserve. C’est l’esprit et le divin, car le divin est en tout, omniprésent. Il est en chacun de nous, ne serait-ce que dans nos propres physiologies. Le corps lui-même, quand on observe son fonctionnement, est éminemment intelligent : comment nous fonctionnons, parlons, mangeons… Il est magique qu’un corps biologique soit investi d’une telle intelligence. Il y a de l’intelligence dans toute chose de la nature : la façon dont la plante ou l’arbre pousse, c’est divin. Mais aujourd’hui, nous n’avons plus aucune intelligence de tout cela. C’est d’ailleurs le drame de la civilisation moderne que notre corps soit encore rattaché à la vie toute entière, à la terre qui nous nourrit, à l’air, etc.

Appelez-vous ainsi à un retour du sacré dans nos vies pour mieux défendre l’environnement ?

L’arbre qui est en face de nous, il est sacré, au sens où il est l’émanation de la vie elle-même. Ce qui est sacré, c’est la vie. On continue toujours de dire « nous et le reste », mais ce n’est pas ça : une journaliste qui fait une enquête sur l’eau, elle fait une enquête sur elle-même, puisque nous sommes de l’eau. Les humains sont les derniers venus dans le phénomène de la vie qui nous a devancés de milliards d’années – nous sommes les deux dernières minutes dans l’histoire de 24h. Nous nous sommes autoproclamés les meilleurs. Aujourd’hui, le sacré, je le trouve beaucoup plus dans le discours du chef indien qui dit : « La terre ne nous appartient pas, c’est nous qui lui appartenons, arrêtons d’inverser les choses ».

Cela renvoie au principe d’humilité, dont vous rappelez souvent qu’il partage la même étymologie que le terme humanité…

« Humus », « humanité », « humilité » partagent la même étymologie. L’humus, c’est le rebondissement de la vie. La nature sait tout recycler, on dirait même qu’elle vérifie que tout ce qu’elle produit est recyclable. Chaque « déchet » qu’elle produit entre dans le cycle du rebondissement : dans la forêt, l’arbre pousse, les feuilles tombent, et quand elles tombent au sol, elles se transforment et deviennent l’humus qui redonne la vie. C’est le principe qu’a très bien décrit Lavoisier : rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme. Et la vie a pu se maintenir parce qu’elle a, à chaque fois, recyclé tout ce qu’elle a produit. C’est la loi générale de la nature elle-même : tout ce qu’elle produit rentre dans le cycle de la dynamique, avec une logique de pérennité et de continuité. Alors que l’être humain, lui, est entré dans le cycle de la dissipation lorsqu’il est arrivé : il est en train de falsifier et détruire, parce qu’il est dans l’exploitation plutôt que dans le faire-valoir. Nous sommes en train de détruire les ressources d’une planète merveilleuse, par dissipation.

D’où l’idée de sobriété heureuse que vous avez développée tout au long de votre vie ?

Au départ, on parlait de décroissance pour dénoncer la croissance infinie, qui est stupide. Mais c’est une approche très scientifique et très économique, cela raisonnait mal. Le terme de « sobriété heureuse » introduit une contrepartie. Car nous sommes dans la surabondance, mais malheureux : on se rend compte qu’avec le « toujours plus », on n’est pas toujours plus heureux, on est même moins heureux… Il y a une erreur quelque part. À quoi sert de consommer des anxiolytiques, du divertissement, etc. ? Nous ne sommes pas dans le culte de la satisfaction, au contraire, nous avons exacerbé la frustration. On rentre dans un système qui inclut comme dynamique économique la non-satisfaction. C’est assez pervers.

Comment en est-on arrivé là ?

La société moderne a mis les humains « hors-sol ». Ils sont enfermés dans quelques mètres carrés, avec quelques arbres autour, mais il n’y a plus la vie. C’est dans la nature qu’est la vie, mais on a confiné les humains hors de la vie. Mais quand on est hors de la vie, le mode de pensée s’ajuste à cela. D’où la prolifération des écrans, qui est assez contradictoire d’ailleurs : l’écran, c’est celui qui sépare, mais qui prétend aujourd’hui rassembler. Dans le train, personne à côté de moi ne se parle plus parce que tout le monde est équipé d’instruments de communication… Traditionnellement, le train était un lieu de convivialité, mais maintenant, impossible de se dire un mot. On ne se parle plus parce qu’on a des outils de communication. C’est un drame.

« Contrairement à la nature, l’être humain, lui, est entré dans le cycle de la dissipation lorsqu’il est arrivé : il est en train de falsifier et détruire, parce qu’il est dans l’exploitation plutôt que dans le faire-valoir. »

Comme c’est un drame de mettre des enfants si jeunes devant un écran : l’initiation à la vie, c’est l’initiation concrète. Elle passe par la réalité naturelle, il faut que les enfants sachent se servir de leurs mains plutôt que d’avoir simplement des doigts qui savent taper sur leur clavier. L’éloignement progressif des sources de la vie, de ce qui la détermine, c’est ça qui crée une société hors-sol et une nature malmenée. C’est pour ça qu’il faut faire son jardin, pour se reconnecter à la source de la vie elle-même et à ses valeurs. C’est quand on aura un problème pour se nourrir que l’on se rendra compte du nécessaire par rapport au superflu.

Que vous inspirent les mouvements de jeunesse qui se développent actuellement ?

Avec tout mon respect, c’est un pis-aller. Parce que l’écologie doit être une conscience avant tout. Je dois être conscient que tout est important, comme cet arbre, et que ma vie, c’est à la vie que je la dois. Le drame, c’est qu’on a choisi une idéologie complètement matérialiste et que pour corriger, on fait de l’écologie. Alors qu’en fait, ce qui est urgent, c’est d’éduquer l’enfant le plus tôt possible à la vie. Je rêve d’un enseignement où il y a la part d’abstraction, mais aussi un jardin pour que les enfants voient le miracle de la vie, et un atelier manuel pour qu’ils développent leur faculté manuelle.

« Nous ne sommes pas dans le culte de la satisfaction, au contraire, nous avons exacerbé la frustration. On rentre dans un système qui inclut comme dynamique économique la non-satisfaction. C’est assez pervers. »

Aujourd’hui, on est installé dans la déresponsabilisation : c’est la faute d’un tel, du gouvernement, de l’autre, etc. Nous cherchons toujours un responsable et un coupable hors de nous-mêmes. Et c’est là qu’on rejoint cette nécessité sur laquelle insiste également le bouddhisme , c’est le fameux « Connais-toi toi-même » gravé sur le temple de Delphes. C’est de là que découle tout le reste : est-ce que je choisis le Bien ou le Mal ? Par quoi suis-je manipulé ? Est-ce que je veux devenir riche, être une star ? Moi, le peu que je sais, je vais le dédier à la beauté et à la vie, au respect. Pour moi, c’est ça l’écologie : dédier le meilleur de nous-mêmes à la vie elle-même. On ne pollue pas l’eau, l’air, on ne met pas des poisons dans la terre, on ne fait pas tous ces dégâts… Aujourd’hui, nous sommes en train de génocider les générations futures, puisqu’on sape tous les fondements de la vie. Et c’est pour ça qu’il faut aller vers plus d’amour : cultiver l’amour, ça amène à respecter la vie. Ce n’est pas l’amour simplement humain, c’est une énergie plus large à laquelle il faut être réceptif et qui me fera aimer tout autour de moi, l’arbre, l’animal, etc. La vie est tellement précieuse : rien ne nous est dû.

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Fabrice Groult

Fabrice Groult est un aventurier, photographe et bouddhiste qui parcourt le monde depuis son plus jeune âge. Après avoir étudié le bouddhisme en Inde, il s'est engagé dans un voyage de dix-huit mois à travers l’Asie qui l'a mené jusqu'en Himalaya, où il a découvert sa passion pour la photographie. Depuis, il a parcouru le monde pour capturer des images de beauté et de sagesse bouddhiste. Il a été guide pendant dix ans, et est aujourd'hui journaliste chez Bouddha News.

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