Pablo Servigne et Philippe Cornu : face à l’effondrement

- par Henry Oudin

Publié le

Dérèglement climatique, érosion de la biodiversité, déforestation… Comme le dit le moine bouddhiste Thich Nhat Hanh : « La terre pleure ». Mais l’être humain, tout à sa quête de croissance illimitée dans ce monde aux ressources limitées, reste sourd. Et court à sa perte. À écouter le collapsologue Pablo Servigne, nous allons ainsi vivre l’effondrement de notre civilisation industrielle. Le spécialiste du bouddhisme, Philippe Cornu, lui fait écho.

La première vérité énoncée par le Bouddha est celle de l’impermanence et comme l’écrit Dzongsar Jamyang Khyentse dans N’est pas bouddhiste qui veut : « C’est parce que tout est interdépendant que tout est sujet au changement ». D’un point de vue bouddhiste, l’effondrement serait donc également inévitable ?

Philippe Cornu : Effectivement, puisqu’il s’agit d’une pensée cyclique, non pas dans le sens de répétition éternelle, mais dans celui de processus. Tout phénomène est ainsi composé : il est le produit de causes et de conditions qui convergent à un moment donné dans l’espace et le temps. Autrement dit, quand il y a convergence d’un certain nombre de conditions, un phénomène se produit. Lui-même contribue à la formation d’autres phénomènes. Puis il se détruit et amène à de nouveaux phénomènes. Selon la pensée bouddhiste, on ne peut jamais rien attraper, comme avec une photographie, car tout est intermittent, transitoire. Ce sont seulement des moments d’un mouvement continu. En résumé, c’est plus fluide que statique. Le bouddhisme offre une vision du monde extrêmement moderne, même si elle date de plus de 2500 ans !

« La mort est un principe du vivant parce que les organismes ont besoin de se renouveler, de s’adapter à un environnement changeant, de créer de la diversité. » Pablo Servigne

Pablo Servigne : Pour un Occidental contemporain, il est difficile de penser l’impermanence. Sauf pour certains scientifiques, non ? Par exemple, moi, le bouddhisme m’évoque la pensée complexe. Cela me parle. Je me suis ainsi nourri de la pensée d’Edgar Morin. La pensée bouddhiste – que je n’ai pas étudiée – me semble très poreuse avec cette pensée que j’appelle « horizontale ».

Dans vos ouvrages Pablo Servigne, vous démontrez qu’il n’y a « rien d’incompatible à vivre une apocalypse et un happy collapse (…) basé sur la compassion et le capital humain, pour une meilleure résilience ». Comment parvenir à une « happy end » ?

Pablo Servigne : Le « et » implique un paradoxe : vivre une apocalypse « et » un happy collapse. Edgar Morin nous invite à considérer les choses avec leurs contraires. À l’image du yin et du yang. Or, notre société moderne occidentale est basée sur le « ou » : Tu es scientifique « ou » spirituel ? Nature « ou » culture ? Tête « ou » esprit ? Émotion « ou » raison ? Individuel « ou » collectif ? Il est absurde de tout séparer ainsi. Nous allons vivre des mauvaises nouvelles, des souffrances, des deuils, mais aussi de la joie et de l’excitation. Tout cela à la fois. Il est temps de passer d’une société du « ou » à une société du « et ». Penser le collapse n’implique pas ainsi d’être morbide. On peut, comme l’a formulé le philosophe Patrick Viveret, composer avec Thanatos et Éros.

« L’opposé de la mort, en effet, ce n’est pas la vie, mais la naissance. » Philippe Cornu

Philippe Cornu : Les deux sont des compères, ils vont toujours ensemble. Dans le bouddhisme tantrique ou le Dzogchen, la mort et l’amour sont intimement liés. Le mot apocalypse est intéressant, car cela ne veut pas dire que tout est détruit, au contraire : il y a un renouvellement dans l’apocalypse.

D’ailleurs, l’impermanence ne signifie pas la mort, mais le changement. L’effondrement de notre civilisation industrielle pourrait-il être le début d’un nouveau cycle porteur d’espoir, basé sur la compassion envers non seulement les humains, mais aussi tous les organismes vivants ?

Pablo Servigne : Dans la collapsologie (l’étude de l’effondrement, ndlr), il y a possibilité de bifurcation vers l’entraide. Ou pas. En tant que biologiste, il est évident que l’on évoque la renaissance quand on parle d’effondrement. La mort est un principe du vivant parce que les organismes ont besoin de se renouveler, de s’adapter à un environnement changeant, de créer de la diversité. Et sans la mort, c’est impossible. L’écologie nous montre toutes ces interactions.

Philippe Cornu : L’opposé de la mort, en effet, ce n’est pas la vie, mais la naissance.

Pablo Servigne, vous faites souvent référence à l’interdépendance. Pourquoi privilégier cette approche systémique ?

Pablo Servigne : Parmi ceux qui m’ont inspiré cette pensée holistique, je citerais Joanna Macy, écopsychologue, professeure de théorie des systèmes et bouddhiste. Cette femme a amené, de façon très pratique et pédagogique, dans le milieu activiste, ce mélange que j’aime beaucoup entre la façon dont l’Occident et l’Orient ont compris la théorie des systèmes. C’est dans ses ateliers que j’ai vécu cette interdépendance. Je ne l’ai pas compris sur le moment, mais cela me parlait.

Les bouddhistes pensent que toute chose en ce monde est interdépendante, autrement dit, rien n’existerait-il de façon autonome ?

Philippe Cornu : La meilleure traduction serait celle de « coproduction conditionnée ». Le mot interdépendance est trompeur. Par exemple, on pourrait dire qu’il y a une interdépendance entre des boules de billard qui se télescopent sur un tapis de billard, mais elles ne changent pas pour autant. Les phénomènes sont coproduits par d’autres phénomènes qui sont conditionnés et conditionnants. C’est un renouvellement constant. Finalement, les phénomènes ne sont que des apparences puisqu’ils ne se manifestent que lorsqu’ils apparaissent. Et cette apparition est suivie d’une disparition, le tout dans un réseau. Ce n’est pas linéaire.

Pablo Servigne : Je retrouve beaucoup de la pensée écologique dans ce que tu dis. Être juste interdépendant, c’est le niveau basique de l’écologie : les êtres sont reliés. Si tu ajoutes la dimension temporelle de la théorie de l’évolution et les phénomènes d’auto-organisation, entre alors en jeu un processus de coproduction conditionnée. Et là, je retrouve la complexité de l’évolution, la biologie que j’aime.

Suite du dialogue prochainement sur Bouddha News…

Photo of author

Henry Oudin

Henry Oudin est un érudit du bouddhisme, un aventurier spirituel et un journaliste. Il est un chercheur passionné des profondeurs de la sagesse bouddhiste, et voyage régulièrement pour en apprendre davantage sur le bouddhisme et les cultures spirituelles. En partageant ses connaissances et ses expériences de vie sur Bouddha News, Henry espère inspirer les autres à embrasser des modes de vie plus spirituels et plus conscients.

Laisser un commentaire