Philippe Rei Ryu Coupey : une sangha dans notre époque

- par Henry Oudin

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Philippe Rei Ryu Coupey est un maître de l’école Zen Soto. Il a rencontré maître Deshimaru en 1972 avant de devenir l’un de ses plus proches disciples. Il évoque, dans cet entretien, cette rencontre, mais aussi la Sangha Sans Demeure qu’il a créée en 2001 et son refus de la tutelle ecclésiastique japonaise.

Aviez-vous une pratique spirituelle avant de rencontrer maître Deshimaru ?

Je pratiquais le yoga. Mon professeur de yoga m’avait prêté un livre sur la méditation qui m’a tout de suite intéressé. Je suis arrivé en France à la fin des émeutes de mai 1968, accompagné de ma femme et de ma fille. Je n’avais pas un sou. Pendant trente-cinq ans, j’ai vécu avec très peu d’argent. J’exerçais des petits boulots. Être en dehors du système m’a donné beaucoup de liberté.

Votre première rencontre avec Taisen Deshimaru a-t-elle été déterminante ?

Je pratiquais le karaté dans un club, j’aimais beaucoup cela. Ce sont les responsables du club qui m’ont parlé d’un maître zen qui pratiquait à Paris, rue de Pernety. Je suis devenu son disciple dès mon entrée dans le dojo. C’était un après-midi, en 1972. J’avais l’impression d’avoir déjà fréquenté le lieu. Deshimaru est arrivé et s’est installé pour une séance de zazen. Je ne le voyais pas, car il était assis en position du lotus face au mur. Il a dit : « Il faut savoir, qu’ici, dans le Zen Soto, il n’y a rien à obtenir, rien ». Par exemple, voulait-il dire : « Ne pensez pas que par votre pratique de zazen, vous allez obtenir une bonne santé ou l’énergie que vous voudriez pour accomplir certaines tâches, être plus efficace au travail, plus équilibré à la maison ». Si l’on est dans cet état d’esprit, la séparation apparaît, la distinction, les classifications, le bien et le mal, on ne fait alors que suivre son propre ego. On ne fait que s’attacher, rester sur place. Dans un dojo, nous ne restons collés à rien, rien qui soit en rapport à notre optique ou à notre bien-être personnel. Ce mot de « Mushotoku » qu’il a prononcé signifie revenir au non-savoir, à la non-distinction et, évidemment, à la non-séparation. Revenir à ce qui est universel. J’ai trouvé cela fantastique. Entendre ces paroles dans cette circonstance a été pour moi un élément déterminant. J’ai toujours, par la suite en tant que disciple, eu de très bonnes relations avec Deshimaru. J’avais, en outre, le mérite, à ses yeux, de parler anglais et de savoir écrire. C’est ainsi qu’il m’a rapidement demandé d’écrire pour lui.

Comment le décririez-vous ? Quels étaient ses traits de caractère les plus saillants ?

C’était un homme très solide, physiquement comme moralement. Et doux en même temps. Ce qui était important à mes yeux, c’était aussi qu’il se trompait, comme nous. Tout est enseignement. Vous mes disciples, nous disait-il, vous devez devenir vraiment religieux, mais pas des religieux professionnels. Les vrais religieux doivent aider les autres par leur pratique et non en parlant. Sur le chemin, vous devez vous conduire en vrai guide, en vrai maître. L’essence de l’éducation zen, c’est de réduire l’égoïsme.

Avez-vous su rapidement que vous alliez continuer sur cette Voie ?

Non, j’avais alors plutôt un sentiment de reconnaissance. Le sentiment d’avoir eu la chance de découvrir ce dojo de Pernety qui était, pour moi, à la fois le ciel et la terre. Je ne pensais pas alors que j’allais consacrer le reste de ma vie au Zen.

Parmi les livres que vous avez coécrits avec maître Deshimaru, certains vous semblent-ils plus importants que d’autres ?

Ils sont tous différents. L’ouvrage La Voix de la Vallée (publié ultérieurement sous le titre Zen et karma) est devenu une sorte d’icône aujourd’hui. Il a cependant été censuré aux États-Unis, notamment des passages cruciaux dans lesquels maître Deshimaru critiquait certains maîtres américains ont été supprimés. Il y a eu aussi Le Rugissement du Lion, une comparaison entre les écoles Zen Rinzai et Soto, connue aujourd’hui sous le titre Les Deux versants du Zen. C’est une suite de kusen donnés par maître Deshimaru durant l’été 1978, pendant des sessions de méditations à Val d’Isère. C’est un livre plein d’enseignements touchant à la vie dans l’ici et maintenant, de conseils pour la posture et la pratique de zazen, d’histoires et de poèmes tirés de la tradition du bouddhisme et en particulier du Zen. On est obligé de vraiment rentrer dans l’enseignement quand on lit ces livres.

La Sangha Sans Demeure est-elle la seule à ne pas avoir de temple ?

Maintenant, tout le monde veut un temple. Nous n’avons pas de temple et ne voulons pas en avoir. Ne pas avoir de temple est une façon d’appréhender la Voie en perpétuant la tradition « d’être sans domicile fixe ». En outre, à titre personnel, être propriétaire me déplaît. On ne doit pas être attaché à un lieu. Aujourd’hui, la Sangha Sans Demeure réunit 300 pratiquants. Quarante d’entre eux dirigent des sesshins en France, en Allemagne et en Suisse.

Quelle est l’importance de la transmission dans votre tradition ?

Le Zen est une des plus anciennes traditions orales sur cette terre. Cette transmission interactive (« I shin den shin », « De mon cœur-esprit à ton cœur esprit ») est un moyen extrêmement puissant pour avancer sur la Voie du Zen. Puis, après de longues années de pratique ensemble, le maître donne le « shiho » à son disciple, la transmission du dharma qui autorise à enseigner. Il certifie ainsi son disciple. Qu’est-ce qui est le plus important ? La transmission ou le shiho ? Il y a de nombreuses personnes qui reçoivent le shiho sans avoir eu de transmission, d’autres ont reçu la transmission sans avoir reçu de shiho. Deshimaru n’a pas donné le shiho, alors qu’il a transmis des enseignements à nombre de ses disciples.

Quel est le rôle et l’importance de cette certification ?

Dans nos sociétés, il est d’usage d’avoir un papier avec un tampon certifiant que tel maître a certifié tel disciple. Cette certification est nécessaire. C’est l’élément objectif qui est le pendant de la relation entre le maître et le disciple qui est l’élément subjectif. Parfois, on est privé d’un des deux éléments. Cela pose un problème, car c’est par les certifications que se construit notre lignée qui fonde tout sur l’être humain. Cela pose un problème quand certaines personnes enseignent sans avoir reçu le shiho. En ce qui me concerne, refusant l’influence du clergé japonais, je transmets des shihos non officialisés par le Japon, mais tout de même enregistrés chez un notaire. J’ai moi-même reçu en 2008 le shiho de Kishigami, un disciple direct de Kodo Sawaki.

Vous vous êtes fait le chantre d’une autonomie religieuse en refusant la tutelle religieuse japonaise. Pourquoi ce refus ?

À la fin de sa vie, maître Deshimaru nous a dit : « Je vous ai apporté la graine du Zen, à vous de la développer ». A la mort d’Étienne Zeisler, un des plus proches disciples de maître Deshimaru, deux tendances opposées sont apparues. Les uns sont allés vers la tutelle ecclésiastique japonaise. Une tutelle, comme celle des Chinois sur les Japonais après la mort de Dôgen – comme aux États-Unis après la mort de Suzuki – a toujours existé. Une tutelle ecclésiastique vous impose une autorité extérieure et, en échange, vous protège dans votre pratique, vous attribue des titres et met votre mission en valeur. Mais dans l’autonomie religieuse, la tutelle ne peut exister. L’autonomie, c’est l’indépendance de décider par soi-même et pour soi-même. Celle de diriger librement sa sangha. Dans la Sangha Sans Demeure, chacun de nous doit trouver sa propre autonomie dans le dojo, comme dans la vie quotidienne.

« Maître Deshimaru, lui, parlait souvent de « retrouver la condition normale ». La condition normale est la non-séparation. L’état de Bouddha n’est pas apparu à notre naissance. Il ne disparaîtra pas à notre mort. »

Qu’est-ce qui vous différencie des autres sanghas ?

La tutelle japonaise ne nous reconnaît plus. Nous avons été exclus parce ce que je n’ai pas joué le jeu. Dans beaucoup d’autres sanghas, il est habituel d’organiser des voyages au Japon. Les proches disciples des godos, les enseignants du dojo, se rendent au Japon pour apprendre les cérémoniels japonais qu’ils introduisent ensuite dans leur sangha en Europe. Ce que nous ne faisons pas à la Sangha Sans Demeure. Nous restons néanmoins fidèles aux enseignements de base que Deshimaru nous a transmis. Nous avons conservé à peu près les mêmes cérémonies et introduit quelques rares nouveautés.

Avez-vous cherché à occidentaliser certaines pratiques ?

Personne ne peut occidentaliser le Zen. Il s’occidentalise de lui-même si on laisse les choses se faire. Je me comporte néanmoins différemment des Japonais. Je donne par exemple l’ordination et le shiho de façon beaucoup plus simple que les Japonais.

La pratique de zazen permettrait, écrivez-vous, d’équilibrer cerveau interne et cerveau externe ?

C’est en effet essentiel. Lorsque vous pratiquez zazen, vous apprenez, à travers la posture et la respiration abdominale, à mettre au repos le cerveau frontal et à penser avec l’hypothalamus, avec le corps et avec le hara. Et ainsi, vous revenez à ce que maître Deshimaru appelait la condition normale. Il faut laisser l’esprit être comme il est, fragmenté. Quand on suit ses pensées, l’esprit n’est plus fragmenté. La condition normale est d’avoir un esprit fragmenté. La condition normale est de penser. Mais il faut veiller à ne pas laisser ses pensées s’enchaîner les unes avec les autres comme les wagons d’un train. En pratiquant zazen, on arrive à ne plus s’attacher aux pensées. On ne court pas après, on ne les fuit pas non plus, on les laisse passer. On suit sa respiration sans vouloir quoi que ce soit.

Vous soutenez dans votre livre Le chant du vent dans l’arbre sec que la pratique de zazen « crée une révolution intérieure qui pose les bases d’une authentique civilisation ». Qu’en est-il ?

Nous devons, nous les hommes, changer notre esprit. C’est cela la révolution. Il ne s’agit pas d’une révolution extérieure, mais intérieure. Notre travail sur cette terre, nous qui pratiquons zazen, se situe dans l’invisible. C’est là que s’opère le changement, la révolution intérieure. Et cette pratique influence tous les hommes.

Qu’est-ce que le cosmos que vous évoquez dans vos enseignements ?

Notre vie est reliée au cosmos tout entier, comme l’écrit maître Ejo, le disciple de maître Dôgen, dans ses écrits. Notre vie n’est pas limitée par notre naissance et par notre mort, ce n’est pas quelque chose de personnel, d’individuel. Pour mieux nous libérer de l’ego, maître Ejo essaye de nous faire comprendre qu’il n’existe finalement aucune séparation. Maître Deshimaru, lui, parlait souvent de « retrouver la condition normale ». La condition normale est la non-séparation. L’état de Bouddha n’est pas apparu à notre naissance. Il ne disparaîtra pas à notre mort.

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Henry Oudin

Henry Oudin est un érudit du bouddhisme, un aventurier spirituel et un journaliste. Il est un chercheur passionné des profondeurs de la sagesse bouddhiste, et voyage régulièrement pour en apprendre davantage sur le bouddhisme et les cultures spirituelles. En partageant ses connaissances et ses expériences de vie sur Bouddha News, Henry espère inspirer les autres à embrasser des modes de vie plus spirituels et plus conscients.

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