Kôdô Sawaki : L’homme sans demeure

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Inédit ! Bouddha News publie une interview exclusive de Kôdô Sawaki, éminent maître Zen Soto et professeur à l’Université de Komazawa, résidant à Antai-ji, Kyoto, réalisée en 1964, un an avant sa mort, par Shunpei Ueyama. Kôdô Sawaki avait alors 84 ans.

C’est très tranquille, ici. Depuis combien de temps vivez-vous à Antai-ji ?

Depuis seize ans. À Antai-ji (1), on pratique le Zen Soto. Cet endroit est ouvert seulement aux personnes qui souhaitent découvrir le Zen. Normalement, un temple a besoin d’une communauté qui l’entretienne, ce n’est pas le cas à Antai-ji. À la mort du Révérend Eto (2) de l’université de Komazawa (3), on m’en a confié la responsabilité. Ce n’était pas un souhait de ma part… Pour nous, c’était une demeure abandonnée. Il y a eu beaucoup d’histoires autour de cette maison… À l’époque de la guerre, beaucoup de réfugiés ont vécu ici. Dans cette salle, par exemple, sont mortes beaucoup de personnes souffrant de maladies pulmonaires.

Vous avez toujours fait beaucoup de choses. Depuis que vous vous êtes retiré ici, vous y menez une vie tranquille. Que faites-vous chaque jour ?

Je lis chaque jour. Dans le passé, je n’ai lu que des textes qu’il fallait connaître, mais en ce moment, je lis deux livres sur les premiers habitants de la Roumanie.

Quand avez-vous commencé le Zen ?

Ce fut incroyablement tôt : à l’âge de 16 ans, je me suis enfui de la maison pour devenir moine à Eihei-ji (4). J’y ai trouvé une pratique bien définie de zazen, mais j’avais l’impression que les gens n’étaient pas concentrés parce qu’ils n’aimaient pas pratiquer.

Au milieu de l’été, pendant la période d’Obon (5), j’aidais au Ryuun-ji, le temple d’un prêtre qui avait une fonction de dirigeant. Lorsque ma tâche fut accomplie, on me donna congé. Je n’avais pas la moindre idée de ce que je pourrais faire. Alors, j’ai décidé de pratiquer seul zazen dans un petit débarras. Ensuite, je suis parti à pied, sans argent, à Amakusa-Kyushu (6), car je m’ennuyais à Eihei-ji. Je ne voulais pas retourner au magasin de mon père adoptif… Mais, ce fut très, très dur.

Vous avez étudié Yuishiki au temple de Horyu-ji. Cela a-t-il eu une influence sur votre vie ?   

Yuishiki (7) est une philosophie bouddhiste élémentaire. Avec l’Abhidhamma (8), ce sont des sciences complètement logiques. Le Zen ne suit pas cette logique, et ceux qui suivent cette tradition ne veulent pas étudier Yuishiki. Le Zen n’est pas savoir, mais transcendance.

Un professeur de l’université m’avait alors conseillé d’étudier les connaissances de base du bouddhisme. Ce que j’ai fait plus tard, après la guerre russo-japonaise (9). Je suis allé à Horyu-ji et j’y ai étudié pendant sept ou huit ans, entre autres le Shôbôgenzô.

Qu’est-ce qui caractérise le Zen ?

Bodhidharma a dit : « Kakunen musho » (10). Cela signifie que la vérité est comme le ciel bleu, il n’y a rien. Pas de notion de bien ou mal, de gain ou perte, aucun dogme, seulement la vacuité. Parce que les gens suivent leurs propres dogmes, il y a des conflits d’idées. Quand cela arrive, je ne peux rien dire à ce sujet, mais seulement pratiquer zazen.

Aujourd’hui, la science est très importante, elle produit sans cesse de nouvelles théories, et est devenue, en quelque sorte, l’un des moteurs de notre vie. Cette façon de vivre n’est-elle pas à l’opposé du Zen ?

C’est exact. La science est sans fin, c’est pourquoi, à cause d’elle, l’homme doit constamment se fixer de nouveaux objectifs. Le Zen ou la vérité, eux, n’ont ni début ni fin. Il n’y a qu’une vérité. Nous pourrions vivre de la même façon qu’autrefois. Mais aujourd’hui, on n’a qu’à presser un bouton et une catastrophe se produit. Cela semble fou : est-ce cela, la vraie civilisation ? Alors, pratiquer le Zen prend tout son sens.

Vous avez dit que le Zen est libre et spontané. Mais dans le Shôbôgenzô, par exemple, il y a beaucoup de descriptions des formes de zazen et des règles strictes concernant le « kesa » (11) que vous portez. Je ne comprends pas cette logique.

C’est simplement ainsi. Qu’est-ce qu’on voit quand je porte le kesa comme ça ? Dans ma jeunesse, alors que je pratiquais dans un débarras, une vieille femme en me voyant pratiquer ainsi, avec le kesa, a eu l’impression que mon zazen était quelque chose de spécial. La forme est importante. Dôgen accordait beaucoup d’importance à ce que les formes soient parfaites. Quand je pratique zazen avec un kesa, alors c’est complet. Les gens appellent ça « l’école du kesa ». Pour mon zazen, le kesa est important, d’autres choses ne m’importent pas.

« La science est sans fin, c’est pourquoi, à cause d’elle, l’homme doit constamment se fixer de nouveaux objectifs. Le Zen ou la vérité, eux, n’ont ni début ni fin. Il n’y a qu’une vérité. Nous pourrions vivre de la même façon qu’autrefois. Mais aujourd’hui, on n’a qu’à presser un bouton et une catastrophe se produit. Cela semble fou : est-ce cela, la vraie civilisation ? Alors, pratiquer le Zen prend tout son sens. »

Quelle est la conception de « kai » dans le Zen ?

Quand quelqu’un se conduisait mal, commettait un délit, Siddhartha Gautama l’amenait à en tirer une leçon. « Kai » vient de cet enseignement. L’expression « Zenkai Ichinyo » veut dire que zen et kai sont identiques et signifient la vérité absolue. On ne peut rien faire de mal quand on pratique zazen (12).

Longtemps, les moines comme vous n’ont pas eu de vie de famille. Siddhartha Gautama lui-même avait quitté sa famille pour le bouddhisme. Mais de nos jours, c’est différent.

Les moines doivent être plus stricts, sinon ils pourraient, au lieu d’être des moines, devenir autre chose. J’ai la chance de ne pas avoir de domicile. C’est un atout pour un moine. Cela me suffit.

Dans un poème, le Maître zen Daichi dit :
« Beaucoup de temps s’est écoulé depuis que je suis devenu moine
Je suis toujours les Maîtres anciens.
Chaque jour, à midi, je vais en ville
Fais mon tour pour demander des aumônes.
Chaque nuit, je reste n’importe où
Aux abords de la ville qui est là, tranquille
Et fais zazen. » (13)

Quand on vieillit, on commence à avoir peur de la solitude. En est-il ainsi pour vous ? Vous êtes-vous demandé comment ça serait si vous aviez une famille ?

Non, je suis content de ne pas avoir de famille. Il y aurait trop à faire. Je suis seul et seulement responsable de moi. J’ai la chance de pouvoir rester ici, bien que je sois de nulle part. Ici poussent des herbes sauvages qu’on prépare pour les repas. Les oiseaux chantent, l’érable se colore de pourpre quand l’automne arrive… Je vis dans un bonheur absolu !

Mais cela paraît très difficile. Normalement, au début, on n’a aucune maison et on travaille pour en obtenir une.

Personne ne comprend Siddhartha Gautama. Pourquoi a-t-il quitté sa famille ? Qu’est-ce que le « satori » ? Ce n’est pas simple à comprendre. Qu’est-ce qui est le plus important ? Ce n’est pas le « satori » ni pratiquer, c’est « n’avoir pas de demeure ». Quand on possède quelque chose, on se bat pour ce « chez soi ». On nomme « Bonpu » (14) quelqu’un qui a pour objectif d’avoir un domicile à soi. Pour eux, seul compte ce domicile à soi et il s’ensuit des disputes avec les autres. Chacun devrait savoir qu’ils sont Bonpu et essayer de se comprendre mutuellement.

 

Shunpei Ueyama et les éditions l’Originel

Cet entretien provient des archives du temple de Kôdô Sawaki, à Antai-ji. L’actuel abbé, Muho Nölke, d’origine allemande, crée des liens entre le Japon et l’Europe

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Sophie Solère

Sophie Solère est une journaliste économique et sociale qui s'intéresse depuis des années à l'environnement et à l'interdépendance. Elle travaille pour Bouddha News, une plateforme de médias dédiée à la spiritualité et à la sagesse bouddhiste. En pratiquant le yoga et la danse méditative, Sophie a découvert le pouvoir des voyages spirituels, qui offrent tant de chemins pour se (re)trouver. Elle se consacre à partager avec les lecteurs de Bouddha News des histoires inspirantes et des conseils précieux sur la pratique spirituelle et l'environnement.

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