La spiritualité, principalement le bouddhisme et le shintoïsme, imprègne les films de Hayao Miyazaki. Comment se présente-t-il lui-même ?
Comme tous ses concitoyens japonais, Hayao Miyazaki entretient un rapport particulier à la spiritualité. Même si, dans les interviews qu’il a données, il ne se définit d’aucun culte et qu’il aborde rarement la question de la religion.
En quoi la relation à la spiritualité est-elle particulière au Japon ?
Contrairement aux Français, qui se disent, par exemple, chrétiens ou musulmans, les Japonais ne sont pas monothéistes : ils sont en majorité shintoïstes et bouddhistes. Ces deux religions cohabitent sereinement ; elles ne sont pas exclusives. Les Japonais se recueillent aussi bien dans un temple bouddhiste que dans un sanctuaire shintoïste. Au-delà de ce syncrétisme religieux, il existe une autre différence. Alors qu’en France la religion relève de la sphère privée, au Japon, la pratique de la spiritualité s’intègre dans la société et la vie quotidienne. Les autels et les statues sont, par exemple, omniprésents et les Japonais prient à de multiples occasions : fête des morts, Nouvel An, passage à l’âge adulte, à la veille d’un examen ou encore pour s’assurer santé et prospérité.
Comment cette spiritualité influence-t-elle la filmographie de Miyazaki ?
Je tiens à préciser que Miyazaki est un homme éminemment libre. Au long de sa vie professionnelle, il a contribué à faire exploser les carcans, dans ses mangas puis dans ses films d’animation. Cela étant dit, comme tout processus créatif, celui de Miyazaki est influencé par différentes sources. Parmi lesquelles, l’inconscient collectif japonais qui est, comme je viens de le souligner, fortement imprégné de shintoïsme et de bouddhisme. Il suffit de regarder Mon voisin Totoro. Dans ce film, sorti en 1988, Miyazaki intègre de nombreux symboles religieux. Par exemple, une corde sacrée, faite de paille de riz, encercle le tronc d’un camphrier. Chez les shintoïstes, cette « shimenawa » confère à l’arbre la capacité d’attirer les esprits, les « kamis ». Autre symbole, cette fois bouddhiste : en attendant leur père, les deux sœurs s’abritent sous un petit temple face à la statue d’Ojiso-sama, considéré comme le dieu des enfants chez les bouddhistes. De même, vers la fin du film, lorsque Mei est perdue, la petite fille s’assied devant un alignement de cette statue. Au-delà de cet inconscient collectif, je ferai référence à l’enfance de Miyazaki.
En quoi son enfance a-t-elle marqué son œuvre ?
Né en 1941, Miyazaki a profondément été marqué par la souffrance, inhérente à la guerre. Au point de devenir un pacifiste convaincu, lui, dont le père avait été directeur d’usine de pièces détachées d’avion de chasse, qui ont été utilisés contre les soldats américains. Dans Princesse Mononoké (1997) à la question de Dame Éboshi qui demande à Ashitaka : « Quelles sont ses intentions ? », celui-ci rétorque : « Porter sur le monde un regard sans haine. » Autre message de paix, comme un écho au « côté obscur de la force » lorsqu’Ashitaka dénonce le fait que « la colère et la peur décuplent la force du mal. » Dernier exemple : dans le film Porco Rosso (1992), le personnage principal n’est autre qu’un pilote d’avion antimilitariste qui s’oppose au fascisme. Quant à la mère de Miyazaki, elle souffrait d’une forme de tuberculose. La guerre et la maladie l’ont ainsi éveillé, très jeune, à la fragilité des êtres humains. Et donc à l’impermanence.
Comme l’écrit Dzongsar Jamyang Khyentse dans N’est pas Bouddhiste qui veut : « C’est parce que tout est interdépendant que tout est sujet au changement ». Ces principes bouddhistes d’impermanence et d’interdépendance laissent une empreinte dans la filmographie de Miyazaki. Qu’en pensez-vous ?
Effectivement, par exemple dans Princesse Mononoké, le Dieu-cerf est présenté comme un « tout ». San (Princesse Mononoké) dit à Ashitaka : « Le Dieu-cerf est mort ». Celui-ci livre cette réponse : « Le Dieu-cerf ne peut pas mourir, il est la vie même. Il est autant la vie que la mort ». La mort est ici une ouverture vers un nouveau cycle. Ce nouveau cycle est également symbolisé par les jeunes pousses qui recouvrent la forêt dévastée.
Selon Philippe Cornu, ethnologue et tibétologue, le premier enseignement du Bouddha est ce que l’on nomme les Quatre Nobles Vérités, à savoir : la souffrance, son origine, sa cessation possible et les moyens d’y parvenir (via le chemin spirituel). Comme vous l’avez relevé, la souffrance a marqué l’enfance de Miyazaki. Comment influence-t-elle son œuvre ?
La souffrance morale y est omniprésente. Miyazaki ne cesse de dépeindre la déliquescence des êtres humains une fois parvenus à l’âge adulte. En témoigne, particulièrement, Le voyage de Chihiro (2001) : le cinéaste montre les parents de la petite fille en train de se transformer – littéralement – en porcs. Seuls les enfants échappent à cette souffrance psychologique. Parce que leur cœur est pur. À tel point que rien ne leur est impossible. D’ailleurs, dans Mon voisin Totoro, la grand-mère, qui veille sur les deux jeunes sœurs, remarque que les enfants sont les seuls à pouvoir voir les esprits de la forêt. Et comme les enfants, ces kamis sont pleins de candeur et d’altruisme. Autre exemple de la prégnance de cette thématique de la souffrance : dans Princesse Mononoké, le mal atteint non seulement les êtres humains, mais aussi les dieux. Cette souffrance globale vient du fait qu’ils ne parviennent pas à vivre ensemble.
« Dans Princesse Mononoké Miyazaki, féministe convaincu, montre une Dame Eboshi qui déforeste pour produire du fer mais, ce faisant, elle permet aux femmes d’échapper à leur condition de prostituées. Contrairement au monothéisme chrétien, il n’y a pas d’opposition entre les notions de bien et de mal, ni entre état de nature et progrès technique. »
Cette quête bouddhiste de l’harmonie entre tous les êtres sensibles – humains, plantes et animaux – est également une thématique récurrente dans la filmographie de Miyazaki. Comment l’interprétez-vous ?
Cette thématique est présente dès Nausicaä de la vallée du vent, qui date de 1984. L’héroïne, Nausicaä, cherche à rétablir l’harmonie entre les êtres humains et la nature. Le déséquilibre y est symbolisé par la forêt qui a développé une forme de protection toxique pour faire face aux activités humaines polluantes. De même, dans Le voyage de Chihiro, les esprits de la nature viennent à la maison des bains pour se nettoyer des souillures que leur infligent les hommes. Enfin, dans Princesse Mononoké, qui est selon moi l’acmé de sa filmographie, Miyazaki montre que cette absence d’harmonie est la source de tous les maux. Les êtres humains n’ont pas respecté l’ordre de la nature et même les dieux de la forêt finissent par s’entretuer. Pour autant, dans ce film particulièrement dense, Miyazaki ne tombe jamais dans le manichéisme.
Serait-ce à l’image du syncrétisme religieux, si particulier au Japon, que vous évoquiez en début d’interview ?
Exactement. Il n’y a aucune dualité dans Princesse Mononoké. Chaque protagoniste a ses raisons d’agir qui ne sont pas fallacieuses. Chacun est au fait des conséquences de ses actes. Miyazaki, féministe convaincu, montre par exemple une Dame Eboshi qui déforeste pour produire du fer mais, ce faisant, elle permet aux femmes d’échapper à leur condition de prostituées. Contrairement au monothéisme chrétien, il n’y a pas d’opposition entre les notions de bien et de mal, ni entre état de nature et progrès technique. Il n’y a qu’une quête, celle de l’harmonie entre les êtres sensibles.