La mort dans le bouddhisme

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Si l’on effectuait un sondage en France, et même dans l’ensemble du monde occidental, en demandant « Quel est, selon vous, le contraire de la mort ? », il y aurait fort à parier que la réponse très largement majoritaire soit : « La vie ». En revanche, si on faisait la même enquête en Inde ou dans d’autres pays gagnés au bouddhisme, le résultat serait sans doute : « La naissance ».

Dans le premier cas, la mort est comprise comme la fin de la vie, dans le second comme l’un de ses moments. Autrement dit, la mort est soit pensée comme une fin absolue, soit comme une fin relative. Ceci n’enlève rien à son caractère inéluctable, mais cette différence n’en reste pas moins essentielle puisqu’elle déplace le cadre dans lequel nous mourrons. Or, la nécessité de déplacer ce cadre au sein duquel est circonscrite notre entente de la mort est devenue, pour nous Occidentaux, plus pressante. La médicalisation technique de nos modes de vie, la fin du monde chrétien, l’individualisme consumériste… toutes ces évolutions qui prennent aujourd’hui l’allure d’une pente, si elles ont permis certaines avancées notables des conditions d’existence, ont aussi fait disparaître des pans entiers d’intelligibilité qui dotaient la mort de sens. Et lorsque la mort n’est plus rien, la vie ne saurait être grand-chose. Cette évidence nous invite pourtant à la curiosité des détours et c’est souvent en regardant ailleurs qu’une voie nous ramenant à notre « propre » peut être trouvée. Or, il s’avère que le bouddhisme sut consacrer à la mort sa part cardinale, au travers de réflexions profondes, de pratiques d’accompagnement et de rites qui font d’elle, non plus une fatalité idiote ou une maladie ayant mal tourné, mais l’occasion d’un éveil, c’est-à-dire d’une vie portée à son sommet.

Vivre la mort en face : être mortel !

Aux origines de la culture occidentale, c’est-à-dire depuis les Grecs, l’homme fut pensé, a contrario des dieux immortels, comme un mortel. Seuls les hommes étaient qualifiés ainsi. N’est-ce pas surprenant ? En effet, les plantes et les animaux meurent aussi. Toutefois, l’essentiel, ici, n’est pas dans le fait de mourir, mais dans le rapport entretenu à la mort. On pourrait dire ainsi que si les tous les vivants sont dans la mort, les hommes seuls lui font face. Être envers la mort, c’est-à-dire vivre avec la mort en face, c’est cela être mortel.

La mort est une sorte d’interlude pendant lequel on battrait à nouveau les cartes avant de les redistribuer. La vie est l’enchaînement des parties que les bouddhistes nomment samsara.

Une telle position, qui, encore une fois, a défini l’homme occidental, ne conduit pas au désespoir comme on pourrait le croire, mais dispose à soutenir une vision très radicale de la liberté, tout entière comprise dans le risque même d’exister. La séparation essentielle qui avait cours en Grèce entre l’homme libre et l’esclave vient de cet être envers la mort ; l’esclave étant celui qui avait fui au combat et ayant refusé ce face-à-face avec la mort, n’était plus considéré comme pleinement homme. Homme libre et homme mortel sont ici synonymes. Le vivant est celui qui affronte la mort en face, et c’est dans ce risque qu’apparaît la mesure de la vie véritable : la gloire. La mortalité de l’homme n’implique pas de durer, mais de briller, cette lumière embrasant l’âme bien au-delà des trépas. Cette compréhension, le christianisme en fut l’héritier plus ou moins conscient en tendant la vie terrestre tout entière, vers l’au-delà, qu’il fallait mériter. Dans tous les cas, on peut remarquer que la mort est appréhendée comme un terme au-devant duquel il n’y a rien, si ce n’est l’ombre d’une promesse.

Naître et renaître

La situation du bouddhisme à cet égard est toute différente. S’inscrivant dans le cadre de la pensée indienne, il considère l’homme non pas comme étant essentiellement mortel, mais naissant. L’homme en sanskrit se dit jana qui signifie littéralement « celui qui est né ». Le monde se dit jagat : « ce qui vient à être ». La vie, quant à elle, se dit jîva et ce mot sert aussi à signifier le fait de renaître. L’existence prend ainsi sa mesure non par rapport à un terme final, mais initial. Naître ou être naissant implique, dans ce cadre indien, non pas d’être jeté au-devant de la mort, mais recevoir une détermination qui est le fruit d’existences antérieures. Cette détermination très prégnante concerne notre condition d’être humain, de dieu, de démon, d’animal, notre sexe, nos capacités, le lieu de notre naissance, le milieu social… On nomme tout cela le karma. C’est à tort qu’on l’associe au destin. Celui-ci implique toujours une finalité, un plan que l’existence doit suivre. Dans le cas du karma, il n’y a pas de fin assignée. C’est un peu comme si nous étions jetés dans une partie de poker. Nous n’avons choisi ni nos cartes, ni les joueurs qui sont en face, ni l’endroit où se déroule le jeu et il faut apprendre tout de même à faire au mieux avec. Le moment où la partie s’achève correspondrait à la mort. Mais au lieu d’en finir tout simplement, nous relançons les choses – c’est la renaissance. Le jeu dont on dispose cette fois, ainsi que toutes les autres données de départ, est déterminé par la façon dont nous avons joué la partie précédente – partie que nous avons oubliée entre temps. La mort est donc ici une sorte d’interlude pendant lequel on battrait à nouveau les cartes avant de les redistribuer. La vie est la partie, et même l’enchaînement des parties que les bouddhistes nomment samsara. Or, l’illusion que l’enseignement du Bouddha vise à dissiper consiste à croire que l’on peut gagner cette partie. Ce désir d’avoir les meilleures cartes et d’amasser le plus de jetons nous pousse encore et encore à remettre le coup. Mais la loi du samsara a ceci de commun avec celle des casinos que la banque est toujours gagnante. Certes, il arrive qu’on s’en sorte bien durant un tour de jeu, nous avons alors vécu la vie fortunée des dieux. Mais, tôt ou tard, une mauvaise main survient qui nous entraîne dans la misère. Victoires et défaites étant toujours relatives, elles sont insignifiantes et constituent dès lors le fond d’une douleur sourde qui accompagne en permanence cette existence de dupe. Mais cela ne peut pas être compris tant que l’on reste cramponné à la table de jeu.

La perspective du nirvana

Cette entente de l’existence implique donc un tout autre rapport à la mort. Il s’agit bien d’une forme de fin dans tous les cas, mais elle est bien plus relative pour les bouddhistes. Dans ces conditions, là où la vie d’un Occidental sera toujours aiguillonnée par l’idée qu’il faut en profiter au maximum, celle d’une personne élevée dans le Dharma visera davantage à défaire les liens qui l’enchaînent à elle. C’est une tout autre conception de la liberté qui est ici en jeu. Et il est étonnant de remarquer au passage qu’à une idée particulière de la mort correspond une vision particulière de la liberté. Cette liberté, les bouddhistes la nomment nirvana, l’arrêt ou la cessation. Ce qui cesse est cette ronde des renaissances et le cortège de tourments qui l’accompagne. Les liens à ce cycle des vies et des morts étant nombreux et tenaces, le pratiquant n’a souvent pas assez d’une vie pour les défaire tous. Dans cette perspective, l’attention à la mort joue un rôle très important. La présence à l’esprit de son caractère inéluctable permet à la fois de ne pas surinvestir et de ne pas se montrer frivole. Elle invite dans le premier cas au renoncement qui est le pas initial vers l’Éveil, et dans le second au plus grand sérieux, car il n’est pas dit qu’à la prochaine vie nous bénéficions encore d’aussi bonnes conditions. La vie devient alors à la fois sans espoir (perdre ou gagner la partie revient au même) et incroyablement précieuse (l’occasion de quitter une fois pour toutes la table de jeu). Lorsqu’enfin le pratiquant a coupé tous les liens avec l’existence (samsara), il entre dans le nirvana. Ceci peut être fait de son vivant, comme ce fut le cas pour le Bouddha et ses disciples appelés Arhat. Il ne faudrait donc pas assimiler le nirvana à la mort qui n’est, dans la perspective bouddhique qu’une transition, là où le nirvana revêt un caractère beaucoup plus définitif. Par contre, lorsque meurent ces êtres libérés, on dit qu’ils entrent en parinirvâna, c’est-à-dire dans l’arrêt complet – ils cessent radicalement d’exister au sens cyclique du terme.

L’interlude de la mort et les pratiques de transition

Cette compréhension relative et transitoire de la mort lui confère, et cela peut sembler paradoxal, une importance considérable. Elle devient en effet, en tant qu’intermédiaire entre deux renaissances, un véritable espace de travail spirituel permettant de ménager la possibilité d’une renaissance favorable et même de s’éveiller. Dans cette perspective, le moment de la mort et celui qui le précède doit faire l’objet d’un soin tout particulier. Quand bien même le mourant n’aurait pas mené la vie la plus sainte, la disposition de son esprit à l’instant du trépas et durant l’agonie va jouer un rôle capital. Ainsi, dans les pays bouddhiques, on évite de pleurer et de se lamenter autour du mourant, mais on l’accompagne en l’aidant à se détacher de cette existence qu’il s’apprête à quitter. On l’entoure d’un amour empreint de calme. On ne lui raconte pas de fadaises, mais on tâche de faire face ensemble face à la vérité en veillant toutefois à ne pas trop lui échauffer le cœur. Cette union de l’amour, du calme et de la vérité qu’il faut tenir tant au chevet que dans le lit mortuaire doit être le socle qui soutient le départ, que l’on soit ou non pratiquant.

Lorsqu’on est engagé dans la pratique, des moines peuvent aussi venir et réciter des sutras pour imprégner l’esprit de la personne décédée, jusqu’au terme. Une fois mort, il est dit que le principe conscient demeure et est plongé dans un état intermédiaire appelé bardo. Il dure au maximum 49 jours avant qu’une nouvelle renaissance ne se produise. Le livre des morts tibétain, Bardo Thödol (1) en explique les différentes phases permettant au pratiquant de les reconnaître, de ne pas se laisser impressionner et même de les transmuter en voie d’Éveil. Pour cela, on lit souvent ce livre aux mourants qui en sont familiers. Dans d’autres pays asiatiques, on lit aussi les Sutras d’Amitabha (2) qui décrivent une terre propice à l’Éveil déployée par ce Bouddha et que les pratiquants pleins de confiance peuvent gagner après leur mort. Dans tous les cas ces pratiques reposent sur une même idée fondamentale directement issue de la méditation : garder en toute circonstance une pleine présence d’esprit. En ce sens mourir dans un état d’inconscience est, pour les bouddhistes, une fin des plus tristes. Tout doit être fait durant l’agonie, la mort et les 49 jours du bardo pour favoriser cette présence d’esprit. Il faut penser qu’idéalement tout homme devrait mourir en méditant, c’est-à-dire dans un face à face plein d’espace et de douceur avec les choses telles qu’elles sont.

Penser ainsi que la mort, aussi douloureuse ou déstabilisante soit-elle, puisse être un espace de pratique où l’on se réapproprie son existence pour, en quelque sorte, la couronner, m’a toujours semblé une perspective bien humaine. Elle nous ramène, même au moment le plus critique, à une responsabilité qui va de pair avec une vraie dignité. Pour paraphraser Coluche, elle nous permet de pleinement « mourir de notre vivant »

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François Leclercq

François Leclercq est le fondateur de Bouddha News, site internet qui a pour but de diffuser des informations et des conseils pratiques sur le bouddhisme et la spiritualité. François Leclercq est né et a grandi à Paris. Il a étudié le bouddhisme à l'Université de Paris-Sorbonne, où il est diplômé en sciences sociales et en psychologie. Après avoir obtenu son diplôme, il s'est consacré à sa passion pour le bouddhisme et a voyagé dans le monde entier pour étudier et découvrir des pratiques différentes. Il a notamment visité le Tibet, le Népal, la Thaïlande, le Japon et la Chine.

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