Sans pouvoir encore mettre de mots sur ce qu’il perçoit, l’enfant Siddhartha en a une expérience fugitive lors de la première méditation, quand se déroule sous ses yeux l’un de ces petits drames quotidiens de la nature dans lequel un animal est dévoré par plus gros que lui. Des années plus tard, le prince en a une vision plus poignante au cours des trois premières des Quatre Rencontres : la décrépitude de la vieillesse, les douleurs physiques de la maladie et l’abandon qu’elle entraîne parfois, la mort et le désespoir qu’elle cause aux proches du défunt. La quatrième rencontre le met face à face avec le renonçant qui a quitté son milieu privilégié après avoir réalisé la vanité des choses du monde.
Nous nous trouvons tous, à un moment de notre vie, dans la peau de Gautami la maigre : refusant d’admettre le caractère inéluctable d’un échec professionnel, d’une rupture sentimentale ou de la disparition d’un proche.
Dans les dernières années de la vie du Bouddha, une succession d’événements tragiques le touchant de près ne font que confirmer ce qu’il répète à l’envi à ses auditoires : tout ce qui est né est périssable. Certains de ses plus proches disciples disparaissent ; son propre clan, les Shâkya, est massacré par un clan rival ; son ami et disciple laïc, le roi Bimbisâra, qui avait fidèlement soutenu la communauté, est emprisonné par son propre fils dans des conditions qui conduisent à sa mort.
Chaque fois qu’il enseigne, le Bouddha utilise volontiers les événements, heureux ou tragiques, qui se déroulent autour de lui ou dans le quotidien de son auditoire pour faire comprendre ce qu’il veut transmettre. Ce que ses disciples exprimeront après sa mort par cette anecdote.
La quête de Gautami la maigre
Une veuve de basse caste, que certains textes appellent Gautami la maigre, parcourt la ville portant dans ses bras le cadavre de son fils unique. Elle hurle son désespoir, quémande et supplie les passants. Aveuglée par la détresse, elle est persuadée que quelqu’un peut rendre la vie à son enfant. On se détourne d’elle, on l’éloigne parfois même sans ménagement.
Toutefois, une bonne âme s’approche et lui conseille de se rendre auprès de celui que l’on nomme le Bouddha. Il montre une infinie compassion et l’on dit qu’il a déjà accompli de grands prodiges. Il devrait pouvoir ressusciter l’enfant sans aucun doute. La malheureuse se précipite et la voilà aux pieds du Bouddha. Ce dernier voit son désespoir, il sait que Gautami est, dans cet état, incapable d’entendre un discours théorique sur l’impermanence des choses et d’accepter que rien ne puisse ramener son enfant à la vie. Il l’accueille avec bienveillance. Lui dit prudemment qu’il pourra peut-être faire quelque chose si, toutefois, elle lui amène quelques graines de moutarde provenant d’une maison dans laquelle jamais personne n’est mort. Sans réfléchir, Gautami se met en quête. De porte en porte, elle demande. Mais ici le père vient de s’éteindre : là c’est un frère ; plus loin, c’est d’une mère qu’on porte encore le deuil. Gautami fait le tour de la ville. Et, lentement, la vérité s’impose à elle : tout ce qui est né est périssable.
Dans un esprit très caractéristique de sa méthode, le Bouddha l’a laissée faire sa propre expérience et comprendre par elle-même ce qu’un discours n’aurait pu lui faire admettre quelques heures plus tôt. Triste, mais apaisée, Gautami revient vers le Bouddha. Certains textes disent même qu’elle demande alors à intégrer la communauté des nonnes que le Bouddha avait finalement accepté de former après de longues hésitations.
Cette histoire est symbolique et universelle. Nous nous trouvons tous, à un moment ou à un autre de notre vie, dans la peau de Gautami la maigre. Refusant d’admettre le caractère inéluctable d’un échec professionnel, d’une rupture sentimentale, de la disparition subite ou prévisible d’un proche.