Pont-sur-Yonne, un jeudi gris et pluvieux d’avril. Un mauvais gag pour débuter ma rencontre avec un maître du rire. Christian « Kokon » Gaudin, alias Maître Banane, m’accueille dans son fief pontois, une ancienne bâtisse en pierre meulière ayant appartenu à un notaire. À l’intérieur, un mini jardin d’hiver et un autel orné de statues de Bouddha. C’est dans le bureau de l’officier public que le dessinateur a installé ses crayons et ses pinceaux. En vrac. Trois zafus, une guitare électrique, des murs recouverts de couvertures de comics et de fanzines, des Freak Brothers à gogo, des bobines hirsutes et des couleurs pétantes pour un flash-back dans les années psychédéliques, un dessin de chat et un portrait de Dôgen… Un joyeux bazar qui témoigne d’une multitude de vies, vécues pied au plancher, le nez sur les planches, et du passé mental agité d’un artiste qui, depuis quelques années, a fait le ménage. Par la spiritualité, non le balai.
Un dessinateur underground qui se cherche
Tout commence pour lui par l’univers de la BD humoristique et satirique. Fan des cartoons, des comix (les bandes dessinées underground américaines) et des fanzines pas très zen tels Hara-Kiri, l’étudiant en architecture plaque ses études pour les Arts Déco et devient tour à tour graphiste, illustrateur puis éditeur de BD. L’homme taquine la transgression ; en 1989, il rachète avec des partenaires les Humanoïdes Associés (spécialisés dans la science-fiction et les univers parallèles) puis lance sa propre maison d’édition, La Sirène. Maître Banane édite alors les grands maîtres de la BD, les Moebius, Druillet, Manara, Jodorowsky etc., créant peu à peu une œuvre corrosive. Ses sujets de prédilection ? Le sexe et le cannabis. Adepte de l’écologie, de la contre-culture et, d’une certaine manière, de la médecine par les plantes, il milite pour la légalisation de la marijuana dans les années 90. Voilà pour sa première vie, passée dans les volutes et les planches apocryphes, ses bulles d’air.
Des Freak Brothers aux chats zen
À l’âge de quarante ans, Christian Gaudin découvre grâce à une amie le bouddhisme Zen Soto. Par son intermédiaire, il fait la connaissance de maître Roland Yuno Rech, disciple de Taïsen Deshimaru, un autre coup de cœur. Quelque chose l’interpelle dans cette spiritualité qui ne tente ni d’imposer ni de convaincre. « Je fais très attention à toutes les formes de conditionnement, aux manifestations qui relèvent de la pensée magique, même si, comme beaucoup de gens, j’ai un besoin de merveilleux. Or, dans le bouddhisme, j’ai été vite rassuré, notamment par cet épisode de la vie de Bodhidharma, qui, questionné par l’empereur de Chine « Quelle est la vérité fondamentale du bouddhisme ? », lui répond : « Un vide insondable et rien de sacré. » Christian devient « Kokon » (Racine de l’Éveil), nom donné par Roland Yuno Rech lorsqu’il prend ses vœux de bodhisattva. L’éveil sera pour lui spirituel et professionnel : le novice ressort ses pinceaux au même moment. Débute alors la saga des chats zen. Sous sa plume, les félins s’adonnent à la méditation, au Kama Sutra, mais aussi au Tai Chi, Qi Gong, Tao, Yoga, et décryptent les préceptes du bouddhisme sous leurs coussinets. « Le chat présentait deux avantages », explique-t-il : « Non seulement sa perception a changé depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, puisqu’il est passé du statut d’un animal diabolique, cruel, même dans les cartoons de Tom & Jerry, à un petit animal transactionnel et mignon, qui permet une communication aimante et sans parole, mais aussi parce qu’il peut être simple à dessiner. Or j’avais besoin de me dérouiller un peu ; avec sept-huit positions différents, tu peux tout raconter ! ».
« Si mes dessins sont parfois impertinents, ils s’ancrent dans la pratique. Je traduis les enseignements du bouddhisme avec mes propres mots et ma patte humoristique, en aucun cas en les détournant ! »
Dans sa sangha ou lors des retraites à la Gendronnière (1), on voit d’un bon œil ces matous désopilants qui illustrent la voie du Bouddha. Un peu d’irrévérence pour des sourires banane. À l’époque de la polémique sur les caricatures de prophètes, le dessinateur a-t-il regretté certains dessins ? « Jamais ! À la différence du Japon (2), où la pratique est stricte et austère et les formes polies par les siècles, en France, nous bénéficions de plus de liberté. Si mes dessins sont parfois impertinents, ils s’ancrent dans la pratique », dit celui qui se considère, assis sur ses trois zafu, comme le « pou du Zen », mais qui fait zazen vingt minutes par jour. « Je traduis les enseignements du bouddhisme avec mes propres mots et ma patte humoristique, en aucun cas en les détournant ! », se justifie-t-il.
Quand Darth Vador et Yoda font zazen !
Prêcher sans prêchi-prêcha, en décodant le « métalangage du bouddhisme », tel est le credo de cet artiste hors cases. Depuis quelques années, il anime un stand zen à la Japan Expo, le rendez-vous des fondus de mangas et de culture japonaise, pop et traditionnelle. Son idée ? « Régénérer l’esthétique bouddhiste » en s’adressant aux jeunes générations avec leur propre langage. Ainsi, sur cette Butsu Zen Zone, il est possible de croiser des geeks en zazen déguisés en Darth Vador, en Yoda ou en Pikachu. Du Zen tendance kawaii (3), avec beaucoup d’autodérision. Autre exemple : « Lors de la Japan Expo Sud à Marseille, nous avons fait zazen dans le TGV. Nous avons donc battu le record du monde de vitesse de méditation assise ! (rire), avant de proposer des séances de méditation dans le wagon-bar. » Dans l’un de ses derniers ouvrages, Tweets Zen, son personnage Shakyamini Booba, un bouddha des cités qui parle en verlan, traduit « l’enseignement zen dans l’argot de la jeunesse de nos banlieues, mouvant, fleuri et multiculturel ». Et d’ajouter : « Mon métier, c’est de raconter des histoires, il est donc de ma responsabilité d’utiliser les bons outils pour transmettre le message du Bouddha. L’humour en est un. »
Celui qui se présente comme « un disciple indiscipliné » se fait plus sérieux lorsqu’il évoque les réponses que le bouddhisme peut apporter aux enjeux actuels, à cette société « mercantile et coupée de la nature » : « Il y a des solutions évidentes dans le domaine de l’écologie, mais à mes yeux, le plus important concerne la connaissance de soi-même, cette capacité à travailler sur ses propres peurs pour rendre le monde meilleur. Cette gestion de la souffrance est l’un des grands enseignements du Bouddha : on ne peut pas éviter de souffrir, mais on peut traverser le samsara plus facilement si on l’accepte. Comme disait l’Éveillé, si tu ne veux pas souffrir, il ne faut pas aimer. » Amour pour autrui et humour, le régime de Maître Banane