Le musée Guimet, un temple bouddhiste au cœur de Paris

- par Henry Oudin

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Récit de la formidable épopée d’Émile Guimet, qui créa non un simple musée, mais un véritable temple élevé aux religions.

En rentrant de son périple qui l’avait entraîné d’août 1876 à mars 1877 du Japon en Inde via la Chine, Émile Guimet souhaita offrir aux Français un lieu didactique dédié au bouddhisme et aux religions du monde entier. Ce qu’il fit. Émile Guimet ouvrit un musée et profita, entre 1891 et 1898, de la visite de religieux étrangers pour organiser la célébration de cérémonies bouddhiques inédites pour le grand public. En 1891 et 1893, les deux premières furent célébrées par des Japonais, et la troisième, en 1898, accomplie selon les règles du bouddhisme tibétain par un moine bouriate.

21 février 1891, un office en l’honneur de Shinran

Les moines Koizumi Ryotai et Yoshitsura Hogen n’avaient probablement jamais imaginé être appelés un jour à célébrer à Paris cette cérémonie dénommée Hôonkô, la plus importante de la tradition de l’école de la Vraie Terre Pure (Jôdo Shin-shu). Cette école, créée au XIIIe siècle par maître Shinran (1173-1263), regroupe aujourd’hui au Japon le plus grand nombre d’adeptes et prône l’invocation du Bouddha Amida.

Chaque année en novembre, le célèbre tempe Higashi Hongan-ji de Kyoto accueille pendant une semaine des milliers de fidèles venus de tout le pays psalmodier des prières et écouter des prêches en hommage à Shinran.

Les articles de l’époque nous rapportent que la cérémonie « eut lieu dans la bibliothèque du musée […], transformée en temple pour la circonstance. La mise en scène avait été particulièrement soignée. » C’est devant la statue du Bouddha Amida et une représentation de Shinran que se déroula le rituel. Même si les personnes présentes ce jour-là ne durent pas tout comprendre, cette cérémonie contenait tous les éléments d’un rituel bouddhique : hommages, confession, offrandes, invocations et dédicaces offrant les mérites de la cérémonie au bonheur de tous les êtres vivants.

« Je savais bien que Paris était le centre pour la propagation des civilisations industrielles ; aussi pourquoi ne pourrait-elle pas être le centre de propagation des civilisations spirituelles ? »
Toki Horyu

D’Amsterdam à Alger, de New York à Bucarest, en passant par Lille, Brest, Montpellier, Strasbourg, Bourges, la cérémonie eut un retentissement inégalé et bénéficia d’une « couverture médiatique » sans équivalent. Que ce soit pour s’en féliciter ou pour s’en plaindre, ce sont plus de 140 articles qui furent publiés en quelques jours. À l’exception de quelques esprits chagrins qui déploraient que de telles cérémonies « ridicules » puissent être célébrées alors que l’Église catholique se voyait contestée par les zélateurs du républicanisme, la majorité des journaux relevait la chance de « quelques rares élus » de pouvoir assister à cette grande première. On y relevait les invocations « pleines de tendresse » à Shinran, les chants qui étaient autant de « gloussements caressants », et que dans l’ensemble, cette cérémonie ne manquait « pas de gaieté ». Le journaliste du Messager de Paris y voyait même un côté pratique : « Une excellente innovation qui dispensera bientôt de voyager. Quel besoin d’aller au Japon, si le Japon vient à nous ? » Le Tout-Paris se pressa pour y assister. Parmi les personnes présentes, outre le représentant du Président de la République, accompagné par un grand nombre de ministres et d’hommes politiques (Jules Ferry et Georges Clémenceau pour ne citer qu’eux), étaient présents de nombreux membres d’ambassades étrangères ainsi que de nombreux artistes, notamment le peintre Degas.

13 novembre 1893, une action de grâce en l’honneur de tous les Bouddhas et Bodhisattvas

Ce fut ensuite le moine Toki Horyu de l’école Shingon (qui relève du bouddhisme ésotérique japonais), qui découvrit le musée Guimet en arrivant à Paris en 1893 en provenance de Chicago, où il avait participé au premier Congrès des Religions. Dans une lettre datée du 22 novembre 1893, Toki écrit combien il fut fort impressionné par la richesse des collections. Émile Guimet ne pouvait laisser passer une telle opportunité : avoir dans ses murs un religieux, de surcroît détenteur d’une tradition ésotérique, d’un savoir « secret », quelle aubaine ! Il demanda donc à Toki de célébrer un rituel propre à sa tradition. Ce fut la cérémonie Gohoraku, autrement dit une « cérémonie d’actions de grâce en l’honneur de tous les Bouddhas et Bodhisattvas ». Cette cérémonie est aujourd’hui exceptionnelle, même au Japon. C’est vers 10 heures du matin que Toki s’avança devant la copie du mandala (1) du To-ji (temple situé à Kyoto) que Guimet avait rapporté du Japon. Toki officia devant une assistance choisie d’une centaine de personnes, parmi lesquelles figuraient des hommes politiques (Clémenceau, encore lui), des savants (Louis Pasteur), des artistes, des hommes d’affaires, des japonisants menés par Léon de Rosny et de nombreux journalistes.

Les articles publiés les jours suivants révèlent ce que devaient être les débats sur la religion en cours dans la société. Il en ressort deux tendances : l’une apprécie la cérémonie, mais demeure circonspecte sur sa portée ; l’autre, nettement plus hostile, estime que le pays est tombé bien bas si au cœur même de Paris de telles « chinoiseries » sont possibles. Toki Horyu, quant à lui, écrivait dans une lettre datée du 22 novembre : « Je savais bien que Paris était le centre pour la propagation des civilisations industrielles ; aussi pourquoi ne pourrait-elle pas être le centre de propagation des civilisations spirituelles ? La célébration à deux reprises de rites bouddhiques dans l’enceinte du musée, au cœur même de Paris et de la France, avec dans l’assistance le président de la République [sic], des ministres, des hommes importants, des savants, que cela peut-il être si ce n’est le signe du succès du développement du bouddhisme à Paris, en France ? » On pourrait presque qualifier ces propos de « prophétiques », non ?

Juin 1898, une invocation à Shakyamuni et à tous les Bouddhas

Le scientifique français d’origine russe Joseph Deniker reçut en juin 1898 une visite singulière : celle d’un moine mongol, Agvan Dorzhiev. Selon le compte-rendu que fit Deniker de leur rencontre, les deux hommes abordèrent la question du bouddhisme et Dorzhiev l’interrogea sur « le nombre de bouddhistes à Paris, ce à quoi [Deniker] répondit que celui-ci était plutôt faible, mais qu’un grand nombre d’universitaires français étaient intéressés par la doctrine du Bouddha et qu’il y avait au musée Guimet une importante collection d’objets de cultes bouddhistes ». La visite du musée fut organisée, et cette fois encore, Guimet en profita pour demander de célébrer une cérémonie. Le moine s’exécuta non sans plaisir. Le programme du 27 juin 1898 mentionne « l’invocation au Bouddha Shakyamuni et à tous les Bouddhas afin de leur demander d’inspirer à tous les êtres l’amour et la miséricorde. »

Selon un témoin, l’assistance était composée de « savants et nobles, belles dames en toilettes matutinales » s’élevant tout de même à près de deux cents personnes. Dans l’assistance, on pouvait à nouveau voir Clémenceau ; il est fort probable également qu’Alexandra David-Neel ait été de la partie. Contrairement aux fois précédentes, l’événement ne fut que peu relayé dans la presse, mais il est vrai que l’on était alors en pleine affaire Dreyfus et la guerre faisait rage entre le Mexique et les États-Unis.

L’objectif initial d’Émile Guimet était atteint : son musée n’était plus un simple musée, mais bien un musée des religions, pour ne pas dire un temple élevé aux religions

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Henry Oudin

Henry Oudin est un érudit du bouddhisme, un aventurier spirituel et un journaliste. Il est un chercheur passionné des profondeurs de la sagesse bouddhiste, et voyage régulièrement pour en apprendre davantage sur le bouddhisme et les cultures spirituelles. En partageant ses connaissances et ses expériences de vie sur Bouddha News, Henry espère inspirer les autres à embrasser des modes de vie plus spirituels et plus conscients.

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