Haut-Dolpo : le pèlerinage de la montagne de cristal

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Tous les douze ans, lorsque la pleine lune de l’année du dragon illumine la vallée de Shey-Gompa, dans la région du Dolpo au Népal, les habitants d’origine tibétaine, les Dolpo-pa, se réunissent au monastère isolé de Shey pour effectuer le tour de la montagne de cristal. Un pèlerinage hors du commun, dans une région préservée du Népal.

En ce mois d’août 2012, nous faisons partie des rares chanceux venant de Katmandou dont l’avion atterrit directement à Juphal. L’aéroport est refait à neuf, mais la piste est toujours en terre battue. Lors de mon dernier passage, en 2004, la tour de contrôle avait subi les assauts des maoïstes, il n’en restait plus grand-chose. Dès la porte franchie, il n’y a plus de route ni même de piste, nous commençons notre randonnée accompagnés par une caravane de mules. Tout comme dans le film qui « mit le Népal sur la carte du monde », Himalaya, l’enfance d’un chef (1), les dieux prélèvent leur taxe.

Nous sauvons de justesse l’une de nos mules des eaux tumultueuses de la Suligad, mais peu après j’en aperçois une deuxième qui flotte péniblement entre les remous. Il est déjà trop tard pour intervenir, quelques instants plus tard, elle s’enfonce dans les flots impétueux emportant avec elle une tente de toile mess (tente de restaurant), une table et mon sac. Il ne me reste que les boîtiers photographiques que je porte en bandoulière et mes vêtements du jour. Je me sens un peu nu, mais après le choc de la disparition brutale de cette âme équine, je prends ce dénuement forcé comme une leçon d’impermanence et décide que cette perte ne changera en rien la nature de ce voyage. Un peu plus loin, au village de Ringmo, sur les rives du lac bleu turquoise de Phoksumdo, j’achète une couverture en poil de yack, recouverte d’un beau tissu rose « made in china ». Je m’y enroulerai tout habillé chaque soir.

La piste du léopard des neiges

En 1978, Peter Matthiessen et son comparse biologiste Georges Schaller firent une expédition au Haut Dolpo, expédition aujourd’hui légendaire (2). Dans son récit Le léopard des neiges, l’écrivain raconte les difficultés qu’ils eurent à trouver le col du Kang-la que nous passons aujourd’hui.

Plus tard, nous atteignons le monastère isolé et solitaire de Shey, où ils séjournèrent de longues semaines pour étudier le rut du bharal (mouton bleu). Savaient-ils à l’époque qu’un pèlerinage s’y déroulait à chaque pleine lune du mois du dragon (le plus souvent en août) ? Et que ce pèlerinage prenait une ampleur mystique tous les douze ans, lors de l’année du dragon du calendrier tibétain (cf. encadré) ?

Ce 31 août 2012 – qui correspond à la pleine lune du mois du dragon – près d’un tiers de la population du Dolpo, vallée isolée de l’ouest du Népal, s’est donné rendez-vous dans ce vallon du bout du monde quasi inhabité le reste de l’année. De nombreuses tentes forment une mosaïque multicolore qui égaye la vallée. De la fumée blanchâtre s’élève des campements dispersés en chapelet le long de la Hubaiun khola, un ruisseau très convoité par les pèlerins pour se laver et cuisiner. Au loin, nous apercevons les bâtiments rouge amarante du monastère de Shey, qui détonnent avec le vert gaillard de la vallée fraîchement arrosée par les nuages de fin de mousson. L’ambiance est à son comble. De longues caravanes de chevaux chargées de paquetages arrivent de toutes les directions. Les pèlerins fourbus par les jours, voire les semaines de marche, cherchent un endroit où déposer leur barda et installer le bivouac. J’aperçois des habitants du village lointain de Mugu reconnaissables à leurs tissus imprimés ; ils ont dû passer par le Tibet, car le chemin des gorges, trop dangereux, n’autorise pas le passage des animaux de bât. Les femmes rivalisent de beauté. La plupart d’entre elles arborent de grosses boucles d’oreilles serties de turquoises. Un énorme dorjé d’argent (objet habituellement religieux représentant la foudre ou l’énergie) en guise de fibule maintient sur leurs épaules une couverture en poil de yack tissée par leurs soins. Certaines, venues de Tarap, une vallée à quelques jours de marche, portent une étonnante coiffe d’argent à deux pans. Certains hommes, cheveux tressés et enturbannés de rouge à la manière des Khampa du Tibet, entament une course de chevaux. Les enfants sont aussi de la partie, c’est le moment pour eux de mettre en compétition leurs talents de danseurs. Vêtus d’uniformes dépareillés, ils reproduisent fièrement des pas multi-centenaires. Les anciens, nombreux, revoient des amis d’enfance, des amants oubliés et se font même parfois opérer de la cataracte par des médecins de l’armée népalaise, qui consultent et soignent gratuitement pour l’occasion ! Un peu plus loin, des jeunes femmes en habits traditionnels entament une pièce de théâtre. Elles miment un accouchement, puis l’allaitement. La foule est hilare. Il s’agit de jeunes infirmières venues sensibiliser la population au planning familial.

Il est dit que « l’homme pieux qui fait treize fois ce pèlerinage peut apercevoir, la treizième fois, le sommet du Kailash ». Vénérée par les bouddhistes et les böns, mais aussi par les hindous et les jaïns, la plus sacrée d’entre les montagnes, l’axe du monde, le mandala de roche et de glace, demeure inviolée de Shiva et source de quatre des plus grands fleuves d’Asie.

Alors que les moines, vêtus de robes de brocart resplendissantes, entament une danse dans l’espace qui leur est réservé, Klaus Dieter Mathes (3), tibétologue allemand à l’université de Hambourg, spécialiste du bouddhisme tantrique, m’explique la symbolique des événements en quelques mots : « Les moines forment un mandala vivant, qui représente l’univers. Ils sacralisent ainsi l’espace. Les danseurs incarneront ensuite des déités tantriques venues transformer des êtres de leur état ordinaire en êtres éveillés ». Marietta Kind (4), Suisse, spécialiste de la religion bön (cf. encadré), se joint à nous. Tout comme Dieter, elle participait au festival précédent, douze ans auparavant, et regrette amèrement que les dignitaires böns n’aient pas été officiellement invités comme les années précédentes : « Ce pèlerinage était autrefois un pèlerinage bön avant tout. C’est seulement au XIIe siècle, suite à la venue du yogi Senge Yeshi sur son lion des neiges, qu’il est devenu bouddhiste. »

La Kora

La première nuit n’est pas encore achevée que déjà des voix retentissent dans la vallée. La pleine lune éclaire une cohorte de pèlerins en route pour la « Kora ». Ce tour de la montagne de cristal représente un parcours initiatique durant lequel les rituels s’enchaînent de lieu en lieu. Dans le vallon des divinités, ils absorbent un peu de roche pilée aux propriétés médicinales et bienfaitrices. Puis, après avoir passé une source régénératrice, le rocher en forme d’arbre, le « Chemin de l’enfer », traversés le « Palais des 21 tara » (déités féminines tibétaines), la « Petite plaine aux fleurs » et le petit lac qui apporte la fertilité, ils peuvent enfin ramasser ces cristaux de roches sacrés qu’ils offriront à leur lama ou à une personne chère (5). Lorsque le jour touche à sa fin, tous m’ont devancé. Je ne retrouve même plus la fillette de sept ans qui pleurait vers les 5000 mètres ni la grand-mère toute recourbée et toute ridée qui se prosternait au col du Dolma-la, à 5200 mètres. Après une douzaine d’heures de marche, je termine ce parcours purificateur par la visite de deux ermitages sertis dans une roche rouge.

Prochain rendez-vous : le grand frère Kailash

Il est dit que « l’homme pieux qui fait treize fois ce pèlerinage peut apercevoir, la treizième fois, le sommet du Kailash ». Vénérée par les bouddhistes et les böns, mais aussi par les hindous et les jaïns, la plus sacrée d’entre les montagnes, l’axe du monde, le mandala de roche et de glace, demeure inviolée de Shiva et source de quatre des plus grands fleuves d’Asie. Le mont Kailash, sur le plateau du Chantang tibétain, est aussi appelé montagne de cristal (6). Il est considéré comme le grand frère de la montagne de cristal du Dolpo. Tous deux sont la demeure de Demchog, déité tantrique appelée Chakrasamvara en sanskrit. Nombre de Dolpo-pa rêvent de pouvoir effectuer ce pèlerinage « côté tibétain ». S’ils y parviennent, ils choisiront bien entendu pour cela le mois du cheval et l’année du cheval, car tout comme le signe du dragon est auspicieux pour la montagne de cristal de Shey, le signe du cheval l’est pour le mont Kailash. Ainsi, tous les douze ans…

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Sophie Solère

Sophie Solère est une journaliste économique et sociale qui s'intéresse depuis des années à l'environnement et à l'interdépendance. Elle travaille pour Bouddha News, une plateforme de médias dédiée à la spiritualité et à la sagesse bouddhiste. En pratiquant le yoga et la danse méditative, Sophie a découvert le pouvoir des voyages spirituels, qui offrent tant de chemins pour se (re)trouver. Elle se consacre à partager avec les lecteurs de Bouddha News des histoires inspirantes et des conseils précieux sur la pratique spirituelle et l'environnement.

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