« Ellis Marsalis, 1934 – 2020. Il est mort comme il a vécu : en acceptant la réalité ».
C’est par ces quelques mots que le légendaire trompettiste Wynton Marsalis a rendu hommage à son père, Ellis Louis, emporté des suites du coronavirus le 1er avril 2020. Une mauvaise blague pour le monde du jazz. Parmi le concert de louanges, l’épitaphe de Wynton ne manquera pas de surprendre tant il résonne de la pensée bouddhiste, de la notion de vacuité, la nature ultime de chaque chose, impertinente et interdépendante, dénuée de toutes nos illusions. C’est peu dire que celui que l’on qualifiait de « Jazz messenger » pour son goût de la transmission – outre ses enfants Wynton, Brandon, Delfeayo et Jason, Ellis Marsalis fut le professeur de quelques stars de la note bleue, dont Harry Connick Jr., Terence Blanchard, Donald Harrison, Marlon Jordan, etc. -se méfait des cantiques, quels qu’ils soient.
Né en novembre 1934 à la Nouvelle-Orléans, le jeune Ellis Jr ne goûte guère le catéchisme. Dans la famille Ellis, la conscience est avant tout sociale. Son père, Ellis Sr, est un entrepreneur et un activiste du mouvement des droits civiques. Propriétaire d’une station-service et d’un motel recensé au Green Book, le guide listant les établissements ouverts aux Afro-Américains en terres ségrégationnistes, Ellis Sr accueille quelques pointures du jazz, telles Cab Calloway, Ray Charles, Etta James et Dinah Washington, mais aussi des leaders politiques, dont Thurgood Marshall, le premier juge afro-américain à avoir siégé à la Cour suprême des États-Unis, et Martin Luther King ! Premier noir à siéger au Conseil municipal de New York, en tant que représentant de Harlem, puis membre de la Chambre des Représentants, l’influent Adam Clayton Powell Jr fera également un séjour au motel Marsalis. Érigeant ainsi un pont avec la Renaissance de Harlem, célèbre mouvement de renouveau de la culture afro-américaine apparu dans l’Entre-deux-guerres.
« Ellis Marsalis, 1934 – 2020. Il est mort comme il a vécu : en acceptant la réalité ».
Soutenu par ses parents, Ellis Jr se plonge dans la musique, apprend la clarinette et le saxophone, avant de se consacrer définitivement au piano pour accompagner quelques musiciens locaux, dont le saxophoniste Nat Perrilliat. À la fin des années 50, il fait un crochet par Los Angeles avec Ed Blackwell et Ornette Coleman, puis rentre à NOLA, où, mobilisé, il intègre un orchestre militaire. Au début des sweet sixties, le discret Ellis Marsalis se fait un nom ; il se produit avec Nat et Julian « Cannonball » Adderley, Marcus Roberts ou encore Courtney Pine, grave quelques disques (une quinzaine au total, dont dix sous son nom), mais se tourne peu à peu vers l’enseignement, notamment au sein du prestigieux New Orleans Center for the Creative Arts. Dès lors, il ne cesse de décrypter les portées de ce jazz qui suinte le labeur des Afro-Américains et leurs fièvres de vie. Son jeu marie les tempos rapides et les digressions harmoniques du bop, les syncopes et le groove festif de la Nouvelle-Orléans, le tout teinté des complaintes du blues. Expression d’une libération musicale, brisant les codes tant musicaux que sociaux, pour des partitions apocryphes s’affranchissant de la discipline de ces big bands au bon teint.
Distingué à de nombreuses reprises – il a été intronisé au Louisiana Music Hall of Fame en 2008-, le « Jazz messenger » n’était pas homme à céder aux sirènes de l’ego. Lui-même peinait à expliquer son legs, immense : « Je ne sais par quel pouvoir divin ou humain il m’est arrivé d’avoir la progéniture qui est la mienne. Pourquoi ai-je été élu pour ça ? Vous savez combien il y en a des familles de musiciens à New Orleans ? Un paquet ! Et c’est sur moi que c’est tombé ! Dieu n’a pas pu me choisir : je n’allais même pas à l’église ! », s’étonnait-il dans une interview accordée à la revue Jazz Hot en 2003. Un « géant de la musique et de l’enseignement, mais un père encore plus grand », résuma son fils Brandford dans un ultime hommage.