Les Chinois ont, écrivez-vous, une autre posture dans leur relation au temps que les Occidentaux. Celle-ci tient elle essentiellement au fait qu’ils ne sont pas tendus vers un résultat final, qu’ils n’ont pas l’obsession de réussir à tout prix ?
C’est une question clé que l’on a beaucoup de mal à appréhender en Occident, où tout est pensé en termes d’objectif et de finalité. Les Chinois ont un mode d’appréhension du temps plus pragmatique et plus spirituel que nous. Dans le Zhuangzi, livre profondément spirituel, taoïste, on observe que si l’on met trop la pression sur une personne, celle-ci risque de ne pas atteindre son but, alors que la personne qui fera l’exercice détendu et sans obsession de l’objectif y parviendra. En Chine, le chemin vers la réussite se fraye sans se fixer de grands objectifs, à l’inverse de ce que nous faisons en Occident. Tant que nous sommes en vie, nous avons le temps, car celui-ci est infini, nous disent les Chinois. Et cela change tout. On sort alors de l’anxiété, de la peur et de tout ce qui nous encombre et nous pollue l’esprit. En se reconnectant avec notre respiration, comme dans le zazen qui est sans but et sans esprit de profit, et avec notre environnement, on se relie ainsi au pouvoir infini du temps. Nos réserves sont alors inépuisables.
On ne retrouve donc pas l’impérialisme de la volonté qui est celui de l’Occident ?
Il est moins présent. En Occident, philosophiquement, psychologiquement et spirituellement, la volonté est l’outil, l’instance qui nous permet de faire les choses et de bien les faire. En Chine, on pense que l’on a plus de chance de réussir quand on fait les choses sans véritablement vouloir les faire.
Le temps chinois serait, selon vous, plus vivant que le temps occidental, qui est linéaire et mesurable…
Oui, parce qu’il repose moins sur les horloges et moins sur la quantité que sur la qualité relationnelle. Je suis souvent surprise qu’à seize heures trente, des Chinois, pourtant très occupés, me proposent de continuer de discuter puis d’enchaîner en allant dîner. Cela fait partie d’un processus d’entrée en relation, de construction de la confiance dans lequel on regarde moins la montre et où l’on ne compte pas ses heures. C’est aussi lié au fait – on retrouve ici l’empreinte bouddhiste – que le temps est avant tout cyclique. Quand vous avez une perception cyclique du temps, vous n’avez pas l’impression de perdre quelque chose quand le temps passe. Vous êtes moins dans la course permanente qui est celle de l’Occident.
Leur rapport au temps est-il plus vivant parce que plus lié à un rythme naturel qui ne nous appartient pas ?
Leur perception du temps est à la fois cosmique et cyclique. On le perçoit très bien avec la crise sanitaire du Covid-19 que nous traversons. Mes collègues chinois ne se posent pas la question de savoir quand elle va se terminer. Ils observent la façon dont elle évolue et selon quel processus. Alors que nous attendons impatiemment que quelque chose se débloque. Nous nous arc-boutons sur des « deadlines », des caps fatidiques à atteindre. Nous attendons fébrilement des actions et des résultats. Et voulons à tout prix qu’il y ait un avant et un après. En Chine, un ralentissement de l’activité s’en est suivi, mais pas la mise à l’arrêt presque total qu’ont connu de nombreux pays occidentaux.
Ce rapport au temps ne s’est il pas modifié ces dernières décennies, depuis que la Chine est devenue capitaliste, puis la deuxième puissance économique au monde ?
Il a tendance, en effet, à se calquer sur les règles du capitalisme. Les Chinois vont vite. Mais, ces dernières décennies, ils ont été rattrapés par la notion de course et de compétition : être le premier, le meilleur… Comme dans les autres grands pays industrialisés, ils sont confrontés à l’anxiété et à l’angoisse liées au développement. Mais cela se produit dans un pays où le corps social se déplie et se relève. Quand on travaille en Chine, on peut surfer sur un climat énergétique très porteur. Le temps, c’est d’abord de l’énergie, une énergie qui est celle du cosmos. Ils jouent avec les montres. Mais leur temps reste très chinois. Et c’est une de leurs grandes forces.
Vous écrivez qu’il n’y pas de pensée, pas de création, ni de gouvernance et de relations sans vide. Les Chinois sont-ils plus aptes que les Occidentaux à faire le vide ?
C’est une question complexe, car les Chinois semblent être tout le temps en mouvement. Et en permanence sur WeChat, leur application mobile de messagerie textuelle et vocale. Mais ils sont aussi tout à fait capables de prendre le temps. Il m’arrive d’être invitée à des cérémonies du thé ou de l’encens, notamment chez de jeunes Chinois. Le temps se dilate alors et se détend de manière incroyable. L’action, comme dans le bouddhisme et le taoïsme, apparaît comme un mode superficiel de l’être. Et au cœur de l’action, ils sont tout à fait capables de ne rien faire.
Leur rapport au temps est-il plus vivant parce que plus vertical ?
Leur rapport au temps est plus spirituel. Le temps n’est pas un stock ou une réserve dont on risque de manquer. C’est une façon d’être, l’étoffe même de l’être. Tant que je suis en vie, il n’y a aucune raison que je manque de temps.
Les Chinois auraient donc une réelle qualité de présence ?
Ils ont en effet une qualité de présence remarquable. On retrouve cette même attitude dans les arts martiaux, la calligraphie, l’art du cerf-volant ou les promenades gymnastiques qui témoignent, chez eux, d’une capacité à être présents dans l’instant sans objectif. Et aussi d’une qualité d’observation. Si je suis tendu sur un objectif extérieur à moi-même, en pensant sans cesse au coup d’après, cela me met hors de moi. Ils ont une forme de présence flottante et, en même temps, une acuité étonnante. Rien ne leur échappe.
Vous écrivez qu’en Occident, le temps bat au rythme de nos paroles, et qu’en Chine, il se déploie au rythme de leur silence… Y a-t-il un lien avec le Chan qui met l’accent sur la notion de transmission silencieuse ?
C’est en effet très lié. Dans le Chan comme dans la Taoïsme, celui qui sait ne parle pas. Un des proverbes que je cite dans mon dernier livre, Traverser la rivière en tâtant les pierres : dix proverbes de la sagesse chinoise, dit que : « Celui qui parle ne sait pas. Et celui qui sait ne parle pas ».
« En Chine, le rapport au temps est plus spirituel. Le temps n’est pas un stock ou une réserve dont on risque de manquer. C’est une façon d’être, l’étoffe même de l’être. Tant que je suis en vie, il n’y a aucune raison que je manque de temps. »
Le maître est celui qui ne répond que très rarement et qui nous marque par la puissance de sa présence. Nous avons développé en Occident une approche très différente : « Je parle, donc j’existe ». Dans les réunions auxquelles j’assiste en Chine, je suis toujours très frappée par le silence qui règne et qui me perturbe, bien que ce soit un silence quasiment zen. C’est sans doute lié au fait que nous interprétons ce silence, ce que ne font pas les Chinois. Eux le vivent, ils sont dedans.
Êtes-vous parvenue, en vous mettant à l’écoute des Chinois, à faire du temps un ami intime ?
J’apprends tous les jours. J’essaye, tant bien que mal, de me rendre sensible à la souplesse du temps et à m’assouplir moi-même. De prêter attention au mouvement et au processus, plutôt qu’aux temps d’arrêt ou d’interruption.
Outre leur rapport au temps, qu’avez-vous appris d’essentiel auprès des Chinois ?
Leur rapport au corps-esprit me fascine. Ils ne sont jamais dans le corps, mais toujours dans le corps-esprit. Quand ils vont chez l’acupuncteur ou se rendent dans un parc pour s’y promener, ils réactivent une énergie physico-spirituelle. Ils sortent ainsi du dualisme que nous connaissons et décloisonnent la notion de spiritualité. Celle-ci est partout et nulle part pour qui vit dans le dualisme. Les Chinois vont faire leurs courses dans d’immenses centres commerciaux, ce qui ne les empêche pas de se rendre dans des temples bouddhistes qui sont très fréquentés et très actifs. Et ce, sans stigmatiser un domaine ou un autre. Ils sont dans l’acceptation de ce qui est.