Le Dalaï-Lama, symbole d’une résistance non violente
Pour les Tibétains, dont certains ont risqué leur liberté dans leur pays même, le Toit du monde, pour conserver son image, il est depuis toujours le symbole de leur identité culturelle, religieuse et politique. L’histoire des Dalaï-Lamas commence pour eux quand un prince mongol devenu son disciple, confère le titre de 1er Dalaï-Lama, « Océan de Sagesse » à l’abbé du monastère de Drepung, le 15 mai 1578. À ce titre glorieux, certains Tibétains préfèrent celui de Yeshe Norbu, le Joyau qui accomplit les Souhaits (de Sagesse), ou Kundun, la Présence, symbole de la compassion qu’il incarne en tant qu’émanation du Bodhisattva Chenrezi (Avalokiteshvara). « Les Tibétains l’aiment parce qu’il s’est incarné un nombre infini de fois – quatorze à ce jour, depuis 1391 -, pour prendre sur lui la souffrance et la misère qui affligent son peuple et la condition humaine, fragile, précaire et mortelle », écrivit le jésuite, Ippolito Desideri, qui, au début du XVIIIe siècle, passa cinq ans au Tibet.
La vie du XIVe Dalaï-Lama commence dans une des régions les plus retirées du monde, au cœur de la province de l’Amdo, rattachée de force à l’Empire Chinois en 1965, sous le nom de Qinghaï. Le village où il naît, Taktser, le « Tigre rugissant », est perché sur un petit plateau, non loin de la route caravanière qui mène à Xining. Il est composé d’une trentaine de maisons en brique de terre séchée, entourées de champs d’orge, de pâturages aux herbes aromatiques. Au sud, une montagne couronnée de neige, perce le ciel, et abrite Kyé, la divinité protectrice du lieu. Sonam Chomo et Tcheukyong Tsering, ses parents, possèdent une maison, quelques bandes de terre et un potager, où ils font pousser pommes de terre, pois, tomates et oignons. Ils élèvent aussi un petit troupeau de Dzomo et de moutons ainsi que quelques chevaux, dont Tcheukyong est particulièrement fier. Une fille aînée et trois fils précèdent la naissance du petit Lhamo Teundroup, qui vient de naître en ce début juillet 1935 par un jour nuageux, ponctué de tonnerre et de rafales de pluie. Un arc-en-ciel, signe de bon augure, brille au-dessus de la maison. Lhamo grandit en vouant un grand amour à sa mère et devient un gamin plein d’entrain, malicieux, entêté et prompt à se mettre en colère lorsqu’on lui refuse quelque chose. Il ne supporte pas que des gens ou même des animaux se battent et saisit alors un bâton pour venir au secours du plus faible.
Cette vie tranquille cesse lorsque le XIIIe Dalaï-Lama décède et que les dignitaires débutent la recherche de sa réincarnation. On connaît l’épisode de sa reconnaissance à l’âge de deux ans par une équipe de grands lamas dépêchés par le régent Reting et de son transport à Lhassa contre une rançon versée au potentat local un musulman chinois, Ma Bufeng. Son arrivée au Potala, à Lhassa, où il devient Tenzin Gyatso, l’Océan de Sagesse, le futur chef religieux et temporel des Tibétains. Sa vie d’études et la confrontation à la brutalité de l’armée des envahisseurs chinois et aux habiletés de Mao, qu’il rencontre à Pékin en 1954 et de Xuenlai, qui cherchent à l’enrôler. Son départ pour l’exil, une nuit sans lune de mars 1959. Son arrivée en Inde, la « terre du Bouddha », après avoir bravé tous les dangers. Tout cela, il le raconte lui-même dans son autobiographie, Au loin la liberté.
À peine installé à Dharamsala, soucieux d’assurer la survie de son peuple, il instaure un gouvernement tibétain en exil et consacre toute son énergie à l’installation des dizaines de milliers de réfugiés qui l’ont suivi en Inde. Dans la nouvelle capitale « tibétaine », il recrée les institutions millénaires qui témoignent de la richesse de sa civilisation : un institut de médecine, un centre d’arts, des écoles bilingues (tibétaines-anglaises) pour les enfants, des monastères bouddhistes… Détenteur de la légitimité historique, puisque ses fonctions n’ont jamais été abolies par un processus légal, il réforme profondément les institutions tibétaines pour y introduire une démocratie qui ira en s’approfondissant au cours des années, en mettant en place, dès les années 60, une parité homme-femme au sein de son gouvernement. Il promulgue une constitution et s’emploie à rapprocher les hommes et les écoles, qui n’ont pas toujours su résister aux tentations de la querelle et de la division, et reconnaît la tradition ancienne du Bön, comme étant la cinquième école du bouddhisme tibétain. Mais c’est assurément dans ses voyages à travers le monde que ce nomade de la paix, ce précurseur, ce visionnaire, trouve la dimension de son action.
Le monde découvre le Dalaï-Lama
À partir de l’automne 1967, Sa Sainteté effectue ses premiers séjours hors de l’Inde. D’abord au Japon et en Thaïlande, des nations bouddhistes, puis, en Europe en 1973, où il rencontre Paul VI au Vatican, en Suisse, aux Pays-Bas, en Scandinavie et au Royaume-Uni. En 1979, il se rend pour la première fois aux États-Unis.
Dans les années 1980, ses voyages deviennent plus nombreux. Il s’implique dans le dialogue interreligieux, rencontre régulièrement Jean-Paul II et participe en 1988 aux rencontres d’Assise. À cette période il noue aussi de discrets contacts avec des hommes politiques. En 1982, la France lui accorde pour la première fois un visa ; Jacques Chirac le reçoit en tant que maire de Paris. En 1986, il séjourne à Dignes, la ville d’Alexandra David-Neel dont il est fait citoyen d’honneur. Le 28 mai, il est invité à l’Hôtel de Lassay par le Président de l’Assemblée nationale, Jacques Chaban-Delmas, qui voit en lui « l’un des hommes les plus représentatifs de la sagesse dans le monde ». Entre 1987 et 1990, suite aux soulèvements au Tibet de 1987 et 1989 sévèrement réprimés par la Chine, son influence internationale augmente. Le Congrès des États-Unis l’invite, et c’est devant lui qu’il exposera son Plan de paix en cinq points visant notamment à faire du Tibet une zone démilitarisée et une réserve écologique. Reçu ensuite par le Parlement européen en 1988, il y précisera son souhait d’une autonomie authentique pour son pays. Un propos qui sera d’autant plus entendu par les gouvernements que la répression des manifestations de Tian’anmen en 1989 choque le monde entier. La même année, le 20 avril, il vient à Paris, à l’invitation de Danielle Mitterrand et de la Fondation France Liberté. Plusieurs députés, qui viennent de constituer un groupe parlementaire pour le Tibet, font alors sa connaissance et Bernard Kouchner, secrétaire d’État à l’action humanitaire, vient lui rendre visite. C’est la première fois qu’un membre du gouvernement français décide, de son propre chef, de rencontrer le Dalaï-Lama. Il en résultera une amitié durable. Robert Badinter qui participe à ses côtés à l’émission de télévision Apostrophes restera également très proche du maître tibétain.
Le prix Nobel de la paix
Les événements s’enchaînent ensuite très vite. Toujours en 1989, à Paris, il rencontre Danielle Mitterrand, assiste au Trocadéro à la remise du « Prix de la mémoire » en compagnie du directeur du musée arménien d’Erevan et de Serge Klarsfeld, et reçoit des étudiants chinois, membres de la Fédération pour la démocratie en Chine. Décembre 1989, il reçoit à Oslo le prix Nobel de la paix et devient aux yeux des Occidentaux et de ceux de nombreux peuples opprimés sur la planète le symbole de la non-violence. Il expose son projet politique et développe l’idée de responsabilité universelle. Certains gouvernements acceptent de le rencontrer. Vaclav Havel, l’initiateur de la « Révolution de velours » qui fait sortir la Tchécoslovaquie, du communisme, est le premier chef d’État occidental à le recevoir, en 1990. Cette même année, il est reçu officiellement par Claude Evin, puis à nouveau par Bernard Kouchner et Jack Lang, tous ministres en exercice. Il visite le Quai d’Orsay et inaugure le Groupe d’étude sur la question du tibétain. En 1991, il est l’invité de la Maison du Tibet qui vient de voir le jour en présence de Micheline Chaban-Delmas et de Danielle Mitterrand. À partir de cette date, il revient ensuite en France très régulièrement pour donner des enseignements. En septembre 2016, nous le retrouvons alors qu’il dépose une écharpe blanche autour du cou d’un jeune ministre qui deviendra bientôt Président de la République. « J’ai vu aujourd’hui le visage de la compassion », confie Emmanuel Macron.
« Au cours de ma vie, j’ai eu à affronter des responsabilités et des difficultés énormes. À seize ans, l’occupation du Tibet m’a fait perdre ma liberté. À vingt-quatre ans, l’exil ma fait perdre mon pays. Depuis plus de cinquante ans, je vis réfugié dans un pays qui, pour être ma patrie spirituelle, n’en est pas moins un pays étranger. Mon pays a été partiellement détruit ; outre ma mère et certains membres de ma famille, j’ai perdu des amis très chers. Mais malgré tout, malgré le chagrin que j’éprouve quand je pense à ces pertes, ma sérénité n’est pas fondamentalement ébranlée et je suis la plupart du temps calme et satisfait. Je peux dire sans hésitation que je suis heureux. »
Toujours en 1991, aux États-Unis, George Bush le reçoit à la Maison-Blanche, et le Sénat américain vote une résolution sur le « Tibet illégalement occupé » reconnaissant ainsi le Dalaï-Lama comme « représentant authentique du peuple tibétain ». Très engagé dans la protection de la nature, en 1992, il est invité à participer à Rio au premier Sommet de l’environnement. En 1993, invité à nouveau à la Maison-Blanche, il y rencontre Bill Clinton et Al Gore. En 1993, à la conférence de l’ONU sur les droits de l’homme, il se voit refuser l’accès à l’immeuble principal, la Chine tentant de le faire taire. Mais les ONG protestent et il prononce son discours sous la tente d’Amnesty International.
Toujours en 1991, aux États-Unis, George Bush le reçoit à la Maison-Blanche, et le Sénat américain vote une résolution sur le « Tibet illégalement occupé » reconnaissant ainsi le Dalaï-Lama comme « représentant authentique du peuple tibétain ». Très engagé dans la protection de la nature, en 1992, il est invité à participer à Rio au premier Sommet de l’environnement. En 1993, invité à nouveau à la Maison-Blanche, il y rencontre Bill Clinton et Al Gore. En 1993, à la conférence de l’ONU sur les droits de l’homme, il se voit refuser l’accès à l’immeuble principal, la Chine tentant de le faire taire. Mais les ONG protestent et il prononce son discours sous la tente d’Amnesty International.
Chef religieux des Tibétains
Refusant tout prosélytisme, il conseille toujours à ceux qui l’écoutent d’approfondir avant tout les ressources des traditions spirituelles dans lesquelles ils sont nés. « Au fond, dit-il à ceux qui l’interrogent, le choix est vaste entre les religions, et si l’enseignement du Bouddha convient parfaitement à ma recherche en ce monde, il existe une multitude de voies pour aller à l’essentiel : devenir un bon être humain ». « To become a good human being », répète-t-il dans son anglais sans prétention.
C’est dans cet esprit de convivialité qu’il participe, en 1996, à la rencontre organisée par le père bénédictin Laurence Freeman à l’université du Middlesex, à Londres. 350 chrétiens, pratiquant la méditation, interrogent le Dalaï-Lama sur sa lecture de l’évangile ! Un livre, Le Dalaï-Lama parle de Jésus, rapporte ses réponses. Chef spirituel des Tibétains, c’est avec beaucoup d’émotion et de tendresse qu’il accueille, au tout début de l’année 2000, le jeune Karmapa Orgyen Tinley Dorje qui vient de s’échapper du Tibet.
Chef temporel du Tibet
Il sait que la voie qu’il a choisie n’est pas la plus rapide ou la plus spectaculaire, qu’elle exige patience et détermination, et qu’elle impose à ceux qui veulent la suivre avec lui un vrai travail sur eux-mêmes pour ne pas se laisser envahir par la colère, la haine et leurs conséquences. Dans la recherche du dialogue avec la Chine, il demande toujours à ses supporters tibétains ou étrangers l’abandon de toute violence et les invite à ne jamais confondre l’arrogance des dirigeants avec la position des frères et sœurs chinois, dont il connaît le sort difficile. Il est le premier à se réjouir de tout progrès du peuple chinois, ce dont beaucoup lui savent gré. Mais, pour autant, il ne cache pas son inquiétude de voir se perdre ce que le Tibet a de mieux : sa culture, son mode d’être, son environnement et son adhésion au bouddhisme ses prérogatives.
Lorsque le 19 mars 2011, à l’âge de 76 ans, il décide de prendre sa retraite et d’abandonner toutes ses prérogatives de chef d’État au profit d’un premier ministre (Sikyong) élu, il sait que cette décision va attrister certains de ses compatriotes, mais il le fait en toute connaissance de cause, les contraignants désormais à assumer leurs responsabilités dans le cadre d’une démocratie moderne. Quant à lui, il peut enfin redevenir ce « simple moine » qu’il n’a, en réalité, jamais cessé d’être.
Comment a-t-il traversé cette vie d’épreuves ? Laissons-lui la parole : « En tant que moine bouddhiste, j’ai été instruit dans la pratique, la philosophie et les principes du bouddhisme. Mais pour ce qui est d’une éducation qui me permette de faire face aux exigences du monde moderne, je n’en ai pratiquement reçu aucune. Au cours de ma vie, j’ai eu à affronter des responsabilités et des difficultés énormes. À seize ans, l’occupation du Tibet m’a fait perdre ma liberté. À vingt-quatre ans, l’exil m’a fait perdre mon pays. Depuis plus de cinquante ans, je vis réfugié dans un pays qui, pour être ma patrie spirituelle, n’en est pas moins un pays étranger. Pendant tout ce temps, je me suis efforcé de servir mes compatriotes en exil, et dans la mesure du possible, ceux qui sont restés au Tibet. Mon pays a été partiellement détruit ; outre ma mère et certains membres de ma famille, j’ai perdu des amis très chers. Mais malgré tout, malgré le chagrin que j’éprouve quand je pense à ces pertes, ma sérénité n’est pas fondamentalement ébranlée et je suis la plupart du temps calme et satisfait. Même lorsque les difficultés surviennent, comme c’est inévitable, il est rare que j’en sois fortement touché. Je peux dire sans hésitation que je suis heureux ». Ni provocation ni paradoxe, car, nous avoue-t-il un peu plus loin, ce bonheur est entièrement fondé sur la paix intérieure et l’altruisme.
L’homme visionnaire
Il ne faudrait pas croire pour autant que cette paix intérieure le tienne éloigné des questions du monde moderne. Tout le passionne : ma science, en particulier l’étude du cerveau humain, l’origine du monde, le big bang, la physique quantique, l’environnement… Il avoue son enthousiasme, dans un livre au titre significatif, Tout l’univers dans un atome. « Au milieu des années 1980, j’avais déjà rencontré, lors de mes multiples voyages hors de l’Inde, de nombreux scientifiques et philosophes des sciences, et participé à divers entretiens avec eux, en public et en privé (…) Cependant, 1987 marqua une étape importante dans mon implication vis-à-vis de la science. Cette année-là eut lieu la première conférence Mind and Life (on les connaît sous ce nom anglais, qui signifie « l’esprit et la vie ») à ma résidence de Dharamsala. La rencontre fut organisée par le neuroscientifique franco-chilien Francisco Varela, qui enseignait à Paris, et l’homme d’affaires américain Adam Engle. Pendant une semaine, ils réunirent un groupe de scientifiques de diverses disciplines pour dialoguer sur l’esprit humain. Cette confrontation bienveillante des connaissances Orient-Occident sur ce sujet fut une extraordinaire opportunité. » Cette rencontre et toutes celles qui suivirent ensuite débouchèrent sur des travaux en laboratoire, en Europe et aux États-Unis, qui donnèrent lieu à de formidables découvertes, comme la neuroplasticité, le rôle de la méditation, etc.
Un bouddhiste engagé
Redevenu un simple moine à sa demande, le Dalaï-Lama n’en continue pas moins à s’engager pour des causes importantes. En 2019, il écrit à Greta Thunberg pour lui apporter son soutien « C’est très encourageant de voir comment vous avez inspiré d’autres jeunes à se joindre à vous pour s’exprimer, lui écrit-il. Vous réveillez les gens face au consensus scientifique et à l’urgence d’agir. »
Ce bouddhisme engagé, qui arrive à concilier urgence de l’action et impermanence, science et métaphysique, rigueur spirituelle et affection maternelle pour tous les êtres, qui l’incarnera désormais dans ce monde ? Lui ? S’il accepte, selon la vieille croyance indienne et tibétaine de la renaissance, de renaître une 15e fois. Mais, alors, qui le reconnaîtra ? Sûrement pas les autocrates chinois ni même un petit collège de grands lamas.
Il a mis les choses au point à plusieurs reprises. Il ne souhaite pas le retour d’un Dalaï-Lama « comme autrefois » avec son cortège de rites et de pouvoirs, et dit qu’il pourrait revenir en tant que femme, une première ! Quoi qu’il en soit et sans être devin, nous n’avons aucun doute, il reviendra pour aider les êtres humains à aller vers l’Éveil. Comme le dit cette prière qu’il a récitée tant et tant de fois :
« Tant que durera l’espace
Et tant que dureront les êtres
Puissé-je moi aussi demeurer
Pour soulager les souffrances du monde »