Pour qui s’intéresse à la culture chinoise, il est une chose essentielle à admettre comme un fait, c’est que la Chine, en quelque sorte et en grande partie, n’existe plus. Qu’est-ce à dire ? Tout simplement que les transformations qu’a connues depuis plus d’un siècle ce pays immense sont belles et bien réelles ! Il ne s’agit pas seulement d’occidentalisation au sens d’une adaptation culturelle manifeste par quelques importations techniques. Il ne s’agirait là que de changements cosmétiques. L’image selon laquelle le maquillage aurait changé, mais le visage resterait le même nous semble fausse. Le visage de la Chine a bel et bien changé lui aussi. Ceci se manifeste non seulement dans l’urbanisation et l’économie politique, mais aussi dans le rapport qu’entretient ce pays à sa propre culture. Bien sûr qu’il demeure en Chine des traces nombreuses et chéries du passé et que les voies anciennes sont toujours représentées. Les temples bouddhistes sont nombreux, fréquentés et entretenus. Les moines vaquent toujours à leurs offices. On peut rencontrer des prêtres taoïstes et parler de Yin et de Yang… Mais, encore une fois, le véritable changement ne concerne pas la disparition de ce qui fut ou la seule importation d’éléments nouveaux. Il touche essentiellement la relation que l’on a à son passé. Or, cette relation n’est plus, pour une très large part, proprement « chinoise ». C’est ainsi sur un mode patrimonial ou religio-culturel que l’on conçoit désormais le bouddhisme ou encore sur un mode psychologique, voire thérapeutique. Il en va de même pour le Tai Chi Chuan ou le Qigong compris comme des gymnastiques ou des exercices de relaxation. La liste de ces déplacements, de ces décadrages est indénombrable. Aussi, celui qui cherche à s’initier aux voies chinoises, se retrouve-t-il, le plus souvent, ramené à des perspectives très éloignées de ce qui fut compris en Chine sous le terme de Dào. Malgré tout, il demeure intact un véritable Dào en Chine, une voie absolument originale et proprement chinoise : ce que l’on appelle la « calligraphie ». Les guillemets sont ici de rigueur. En effet, comme le dit le mot « calligraphie », qui parle grec à l’origine, il s’agit là d’une pratique de la « belle écriture ». Or, la seule perspective d’écrire joliment n’intéresse pas le « calligraphe » chinois, ou alors seulement à ses débuts, et encore… Ce que l’on traduit par calligraphie, c’est l’expression « shufa » qui signifie littéralement la « loi de l’écriture », ou mieux encore en se basant sur l’expression française : « écrire selon les règles de l’art ». Toutefois, là encore, il faut préciser le sens. La « loi » ne renvoie pas ici à la conformité aux règles convenues, mais davantage à la régulation. Il faut l’entendre conjointement au dào, qui signifie certes la « voie », mais aussi, et plus fondamentalement, le courant, au sens océanique du terme. Ainsi entre-t-on dans la voie comme on entrerait tout entier dans une rivière afin d’en épouser le flux et se laisser modifier et guider par lui. Entrer dans le dào revient à faire corps avec lui, y réguler tout son être. Faire corps avec le dào implique de ne plus décider du but, car c’est le sens du courant qui en décide et non le nageur, mais d’apprendre à évoluer dans son élément et selon sa direction. En conséquence, la « calligraphie » chinoise est beaucoup plus qu’un art, beaucoup plus qu’une pratique esthétique d’ornementation, beaucoup plus qu’un exercice d’écriture. Elle est même toute autre chose, au sens précis où elle est un dào ; et, sans doute, l’un des derniers réellement vivants en Chine. Mais alors qu’est-ce qui différencie la pratique de l’écriture, au sens courant du terme, de celle de la calligraphie ? C’est là qu’intervient la voie ou le dào.
Poésie et calligraphie
N’étant pas calligraphe, ou fort peu, le mieux ici serait sans doute de décrire et non de trop théoriser sur cette pratique. J’ai la chance de connaître intimement un adepte assidu de la calligraphie et qui peut, si l’on en croit le grand respect que provoquent sa venue et ses œuvres, passer pour un véritable maître. Il s’exerce quotidiennement depuis cinquante ans tout en exerçant une activité professionnelle dans l’administration. Il ne vit donc pas de son art, alors qu’il le pourrait aisément, mais a choisi de suivre la voie des « lettrés », ces anciens hauts fonctionnaires qui s’adonnaient soit à la poésie, soit à la peinture, soit à la musique, soit à la calligraphie, en plus de leurs (lourdes) responsabilités publiques. Je lui ai bien sûr demandé pourquoi il ne voulait pas vivre en vendant ses œuvres : « On verra plus tard… à la retraite, peut-être… » Réponse élusive signifiant : « Pourquoi pas, mais cela n’est ni essentiel ni important ». En guise de commentaire à cette réponse, il m’a précisé qu’une calligraphie n’était pas comme une peinture. Le but du calligraphe n’est pas vraiment de produire une œuvre. Ce qui intéresse le calligraphe est l’acte même d’écrire. Le peintre doit représenter des choses, faire preuve de créativité, surprendre et toucher les spectateurs par son approche originale. Les moyens dont dispose le calligraphe empêchent pareille approche. Les caractères sont fixés et il n’est pas question d’en inventer de nouveaux, car personne n’y comprendrait rien. Pas de couleur non plus, ni même de jeu sur les dégradés de noir. Quant aux styles d’écritures, il en existe certes quelques-uns. On peut ainsi écrire de façon antique, classique ou cursive par exemple. Mais là encore, ces styles appartiennent à la tradition et ne sont pas le fruit d’une créativité personnelle. Il reste alors le texte lui-même. En effet, écrire, n’est-ce pas envoyer un message, faire signe et par là dire quelque chose de signifiant, de beau, d’original ? À cette question, mon ami répondit ainsi : « Poésie et calligraphie ne sont pas la même personne. Elles aiment seulement à marcher main dans la main. »
Le but du calligraphe n’est pas vraiment de produire une œuvre. Ce qui intéresse le calligraphe est l’acte même d’écrire.
La calligraphie possède en outre une autre main tendue vers le bouddhisme, et en particulier le bouddhisme Chan. De nombreux grands maîtres de cette école furent de grands calligraphes, comme Han Shan ou Bai Juyi par exemple. Tous associaient poésie, méditation et calligraphie, afin de trouver, selon les mots de Han Shan, « la parole juste », « l’esprit juste » et enfin, grâce à la calligraphie « le geste juste ». Ainsi, progressivement, la calligraphie s’est vue conférer en Chine le statut de pratique artistique, poétique et aussi spirituelle, c’est-à-dire méditative.
De la recherche du geste juste…
En effet, bien des poètes furent aussi de grands calligraphes, comme Wang Wei par exemple, et tous les calligraphes sont férus de poésie, certains même s’essayant à la composition. Mais comment expliquer que cette solidarité, cette intimité même des deux arts, ne doit pas aboutir à leur unification ? Car le but de la calligraphie n’est pas d’écrire des messages ; elle n’est pas un art de la parole, mais une pratique graphique de l’écriture. Le but de la calligraphie est de tracer le trait juste. Si ces traits forment un sens qui est beau tant mieux. On observe ici une inversion de l’usage courant, où l’on se sert de la graphie pour dire quelque chose. Pour le calligraphe, la parole ou le message n’est que l’occasion, l’ornement du trait. « Écrire, juste écrire, mais entièrement ! » répète souvent mon ami. On retrouve dans cette injonction celle qui prévaut dans le Zen au sujet de la méditation : « Assis, juste assis, mais entièrement ! » ; et ce n’est pas du tout par hasard. En effet, si la calligraphie est en Chine plus ancienne que la venue du bouddhisme sur son territoire, puisqu’elle coexiste depuis l’invention même de l’écriture, sa pratique a été modifiée au contact du Dharma au point de devenir, elle aussi, une forme originale de la méditation. Elle avait, avant cette rencontre décisive, une fonction ornementale classique ainsi que magique. Mais l’idée d’écrire pour écrire ; d’être tout entier dans un acte, dans un trait : cela vient assurément du bouddhisme. Ce déplacement n’eut d’ailleurs pas seulement lieu dans la calligraphie, mais aussi dans les arts martiaux sino-japonais. Le parallèle est assez saisissant : en tant que pratique méditative, la calligraphie recherche le trait juste et ne s’occupe plus du message, sort de la logique linguistique et communicationnelle qui prévaut au langage. En tant que pratique méditative, les arts martiaux recherchent le geste juste, le mouvement pur et ne s’occupent plus de leur efficacité en termes d’attaque et de défense, et sortent de la logique du combat qui prévaut aux arts de la guerre.
… Au chemin d’existence
C’est à partir de ce déplacement méditatif que la calligraphie est devenue un dào au sens le plus radical : un chemin d’existence. C’est ainsi que le véritable s’exerce quotidiennement à exister. Comment ? En traçant quelques traits au pinceau sur un papier blanc, et en le faisant totalement ! C’est autre chose que la simple concentration qui pour se fixer a souvent besoin d’exclure les motifs de dissipation. Il s’agit au contraire de tout inclure dans un acte fait sans nulle autre intention que lui-même. Un jour que je regardais les œuvres de mon ami, je remarquais qu’il souriait amusé par son travail. Lui en demandant la raison, il me répondit en me montrant comment dans chacun de ses essais étaient présentes les circonstances dans lesquelles il les avait tracés. Les inflexions des traits, les variations de leurs délinéaments, l’espace entre les caractères, tout ce qui constitue ce que l’on appelle le « style » ; tout cela n’était pas le fait d’un auteur, mais la manifestation d’une situation entière. Il me montrait ainsi trois calligraphies très différentes, dont l’une avait été faite un dimanche matin ensoleillé, dans la solitude d’un jour chômé. L’autre avait été réalisée à la suite d’un dîner entre collègues, et la troisième, toujours à la suite d’un dîner, mais cette fois entre amis. On aurait dit qu’elles venaient de trois auteurs différents ! Même si à y regarder de près, c’est-à-dire plus longuement, on pouvait remarquer un lien entre toutes. Ainsi, lorsqu’on dit qu’une véritable calligraphie est « sans ego », c’est-à-dire sans auteur, il ne faut pas se méprendre et y voir ou rechercher quelque élément d’impersonnalité. Le non-ego qui est à l’œuvre dans cette pratique millénaire ne consiste pas du tout en la privation de soi, en l’extraction de toute personnalité, mais plutôt à tout intégrer, soi compris, dans l’instant d’un geste pur, c’est-à-dire entier. C’est ainsi que se manifeste dans quelques mots tracés tout un monde, c’est-à-dire une unité qui n’est pas celle de l’isolement, de la séparation, mais, au contraire, de la synthèse, du tout. Cette unité de l’entier et non du seul s’appelle dans le bouddhisme le samadhi, la culmination de l’état méditatif. Or, c’est cela aussi qui est en jeu dans la calligraphie. Ainsi, à défaut d’en faire ma pratique puisqu’on ne peut pas emprunter toutes les voies, j’ai appris à apprécier ces œuvres si intimement chinoises, en changeant mon regard sur elles. Qu’elles soient jolies ou pas, originales ou pas, est sans grande importance. Ce qui compte est qu’un sens d’unité profonde, une vie entière s’y manifeste, parfois avec une infime discrétion, parfois avec éclats. Une belle calligraphie n’est rien d’autre qu’un samadhi d’encre sur papier blanc.
La pratique de la calligraphie reste, en cette Chine qui a pris le virage de la modernité de la manière la plus « serrée », un îlot de spiritualité authentique qui résiste véritablement. Voir un calligraphe à l’œuvre, entièrement unifié dans son acte, fait totalement écho à la méditation. En ces deux pratiques résonne encore clairement le cœur du Chan et de ce qu’il appelle « l’esprit nu ». Et c’est ainsi que de nombreux bouddhistes chinois se tournent de plus en plus vers la calligraphie qui a su préserver un accès simple au « non-fabriqué »