Bouddhisme et mysticisme technologique

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Steve Jobs : de l’Inde au Zen

En 2018, Apple et Amazon ont franchi la barre des 1000 milliards de dollars de capitalisation boursière. Ce chiffre donne une idée de la puissance de l’empire numérique et du poids d’Apple dans l’extension des technologies de guidance généralisée. L’œuvre du cofondateur de la marque à la pomme (Steve Jobs) a consisté à révéler l’unité profonde de l’être humain et de la technique. Il y est parvenu en conciliant une démarche intérieure et une action industrielle vouée à rapprocher les technologies de facilitation au plus près de l’être humain.

L’accomplissement de l’homme

Steve Jobs envisageait l’ordinateur comme « l’outil le plus remarquable que l’homme ait jamais construit. C’est l’équivalent, disait-il, d’un vélo pour l’esprit ». La métaphore laisse deviner le pouvoir libérateur accordé à la technique. Aujourd’hui, les géants du numérique rêvent d’amplifier les interactions entre les êtres humains et les réseaux artificiels de sorte à soulager les sociétés humaines de nombreuses servitudes. Cet élan doit beaucoup à notre consentement, à notre fascination pour les nouvelles technologies et les facilités qu’elles permettent. Parler de mysticisme technologique revient à considérer la technique comme étant l’accomplissement de l’homme.

L’expérience indienne

Après sa lecture de l’Autobiographie d’un yogi de Paramahansa Yogananda et sa fréquentation du mouvement Hare Krishna, Jobs séjourne sept mois en Inde dans le but d’étudier les sagesses indiennes. On est en 1974. Il se rend dans le Nord du pays dans l’espoir de rencontrer Neem Karoli Baba, un saint connu pour son immense compassion. Malheureusement, Neem Karoli Baba est décédé en septembre 1973. À l’ashram Kainchi Dham, Jobs découvre la mystique indienne sous la forme de la voie de la dévotion et de la tradition des chants (« kirtans ») qui l’accompagne. Son expérience indienne sera déterminante dans son parcours.

S’inspirer du Zen

De retour aux États-Unis, il réalise les limitations du mental et de la pensée rationnelle. Très marqué par son expérience du LSD, il soutient l’idée qu’on peut réussir sa vie sans être conformiste. Il adhère au parti libertarien, un mouvement antiétatique qui place la liberté individuelle au centre de son projet politique et rejette toute forme d’interventionnisme de l’État.

Jobs s’engage également dans l’école Sôtô, la principale école du bouddhisme Zen. Il se rapproche de Shunryu Suzuki Roshi à l’origine du Zen Center de San Francisco. « Le Zen ne s’intéresse pas à la compréhension philosophique, écrit Shunryu Suzuki (1). C’est la pratique qui compte. » L’approche abrupte de l’école Sôtô correspond bien au tempérament de Jobs. Il médite depuis son adolescence et suit un régime alimentaire drastique. Le désintérêt du Zen pour la compréhension philosophique se marie bien avec un profil économique et managérial fondé sur la politique du résultat et l’efficience professionnelle.

L’incidence du Zen sur les milieux industriels va être considérable. C’est d’ailleurs à se demander si certaines formulations zen n’ont pas été détournées à des fins de motivation personnelle. Je pense en particulier à l’affirmation : « Quand vous croyez en votre voie, l’illumination est là » (2). Formule que l’on peut transformer en un adage du développement personnel : « Quand vous croyez en vous et/ou en votre entreprise, la réussite est là ».

À la fin des années 70, le Zen a pénétré les universités. Des cursus de management intègrent l’approche du Zen pour stimuler la créativité dans les affaires. C’est le cas à l’université Stanford à San Francisco où Steve Jobs fait un discours mémorable en juin 2005. Relatant son expérience du cancer, il incite les étudiants à développer une conscience continue de l’impermanence et de la mort. Selon lui, cette conscience accrue favorise des dispositions mentales essentielles pour stimuler l’audace d’entreprendre. On trouve justement dans les enseignements bouddhistes l’idée d’une urgence à s’accomplir du fait de notre état transitoire.

Beauté et simplicité

Ceux et celles qui ont vu les présentations de Steve Jobs et ont entendu parler du Zen reconnaissent dans les diapositives du cofondateur d’Apple quelques principes zen relatifs à l’esthétique et à l’équilibre. Il y ajoute sa connaissance de la typographie. Sur scène, quand il présente un nouveau produit, Jobs combine la modération dans la conception des écrans, le minimalisme des visuels, l’efficacité, la clarté et le naturel dans l’exposé oral. Il applique ainsi une notion centrale japonaise nommée « wabi », la beauté de la simplicité. Le succès d’Apple doit beaucoup à la mise en œuvre industrielle de ce principe. Lignes épurées, ergonomie immersive, fluidité de l’expérience utilisateur, sobriété du design et élégance des formes incarnent la quête d’une perfection matérielle, l’esquisse d’un paradis possible où la technologie se ferait l’écho de la beauté du monde. C’est ainsi que les Mac, iPhone et iPad sont devenus des objets cultes.

En adaptant certains codes du Zen au marketing et aux produits de la marque, Steve Jobs essaye d’incarner dans le monde de l’entreprise une façon de voir la vie et une manière d’être propres au Zen.

La quête de la beauté plastique et de la simplicité va de pair avec la vision extrême orientale de la nature. La nature est ce qui s’autoproduit spontanément, sans intention, sans objectif. La nature étant une et entière, l’homme n’est pas extérieur à « ce qui est ainsi de par soi-même ». Vision que l’on retrouve dans les enseignements du Zen Sôtô. Dans ce contexte, un ordinateur, une tablette ou un téléphone portable ne vont pas contre l’écoulement des choses. Les efforts consentis au niveau du design visent aussi à « humaniser » les technologies pour en faire des « objets naturels ».

Ainsi, en adaptant certains codes du Zen au marketing et aux produits de la marque, Steve Jobs essaye d’incarner dans le monde de l’entreprise une façon de voir la vie et une manière d’être propres au Zen. Son aura est telle que le lendemain de son décès, Le Monde des Religions relate « la mort d’un dieu moderne » (3). « Prophète », « messie », « guru », différents qualificatifs religieux ou spirituels sont alors associés à la personnalité de l’entrepreneur.

Rendre le monde meilleur

Mentor de Mark Zuckerberg, Steve Jobs conseille au patron de Facebook de se rendre dans la péninsule indienne et de passer quelque temps dans l’ashram de Neem Karoli Baba. Cet ashram devient un lieu de pèlerinage pour bon nombre d’entrepreneurs de la Silicon Valley, dont Larry Page, cofondateur de Google. En 2015, dans un dialogue public avec le Premier ministre indien Narendra Modi, Zuckerberg révèle qu’il a suivi les conseils de son mentor. En 2008, il séjourne à l’ashram où vécut le saint indien. Il réalise alors que « le monde pourrait être meilleur si les gens étaient plus réellement connectés », dit-il à Narendra Modi. On trouve dans ses propos l’énoncé récurrent de la mission que s’assignent les géants du numérique : œuvrer pour un monde meilleur ; relayer ce que Steve Jobs affirmait 25 ans plus tôt lors d’une intervention sur le marketing d’Apple : « La valeur centrale d’Apple, disait-il, repose sur le fait que nous croyons que des gens passionnés peuvent changer la face du monde en le rendant meilleur ».

Constat

Cette vision demeure idéaliste. Sous la coque en aluminium des artefacts technologiques vibre l’énergie immémoriale de la Terre. La présence des matériaux précieux et des métaux rares résulte de la dévastation d’un grand nombre d’écosystèmes. Le numérique essaie aussi de s’ériger en culture en vantant l’intelligence pratique au détriment de l’intelligence réflexive. Avec le déploiement illimité des systèmes d’intelligence artificielle, la banalisation du « tout numérique » et l’exigence d’adaptation aux mutations continues, la vie dans son ensemble devient technique. Les traditions bouddhistes perdraient leur authenticité en se « technicisant » et en cédant aux penchants scientifiques. On en trouve les prémisses dans le couplage des sciences cognitives et des pratiques de méditation ou dans la volonté d’assimiler le bouddhisme à une « science de l’esprit ». Face au système technicien, fondé sur la certitude de l’émancipation ultime de l’homme par la technique, les enseignements du Bouddha nous invitent encore à trouver en nous-mêmes les ressources indispensables à la transformation de soi.

L’entrée de la robotique et de l’IA dans les pratiques

De la banque à l’armée, de l’éducation aux nanosatellites, en passant par les objets connectés, les systèmes d’intelligence artificielle sont omniprésents. Engagé depuis longtemps dans la fatalité technicienne, le Japon voit « naître », dans le courant 2019, une réplique androïde d’Avalokiteshvara, le bodhisattva de la compassion universelle (1). Fruit d’une collaboration avec le département de robotique intelligente de l’université d’Osaka, ce robot humanoïde au cœur du temple zen rinzaï Kodai-ji de Kyoto révèle la puissance d’un empire dont l’expansion s’est produite à une vitesse exponentielle. Les enjeux économiques et géostratégiques sont désormais considérables.

La nécessité de développer une « culture » numérique

Un entretien récent publié dans ces colonnes et consacré au programme d’étude « Emory Tibet Science Initiative », ou « Science for Monks », laisse entrevoir le poids qu’exerce encore le scientisme. En effet, nous ne pouvons pas nier le penchant de la population à accorder, par habitude, une valeur absolue à l’objectivité des sciences. Après la Première Guerre mondiale et jusqu’à la fin des Trente Glorieuses, il était malvenu de questionner la science, car elle promettait le bonheur de l’humanité via une organisation toujours plus rationnelle des sociétés humaines. Ses conquêtes suscitaient alors l’émerveillement. Cette vision se perpétue quand bien même la dévastation du monde vivant est en partie la conséquence de la civilisation technicienne. Malgré l’instauration d’une guidance généralisée via l’IA et l’intensification des politiques de surveillance, en particulier en Chine, les géants du numérique continuent d’affirmer qu’ils œuvrent pour un monde meilleur. Et pourtant, l’épreuve de la Seconde Guerre mondiale nous aura montré qu’il n’existe pas de sciences neutres ou de progrès purs. Ainsi serait-il naïf de penser que les tentatives pour simuler le cerveau ou que les recherches sur les modifications cérébrales au cours de la pratique méditative soient réservées à la seule quête d’une vérité scientifique relative au comportement de l’encéphale.

C’est pourquoi, dans un monde que les sciences et les techniques ont rendu de plus en plus complexe, nous pouvons essayer d’acquérir une « culture » numérique. Je ne parle pas de cette « culture » vantée par l’Organisation de Coopération et de Développement Économiques (OCDE) pour favoriser l’adaptation de la main d’œuvre aux conséquences de la quatrième révolution industrielle. Je pense plutôt à l’obtention de quelques savoirs utiles pour réfléchir aux choix des experts et comprendre comment un temple bouddhiste en est venu à recourir au service d’un androïde équipé d’un système d’intelligence artificielle. Il en va du maintien de notre lucidité et de notre capacité à contrecarrer les diverses formes d’aliénation liées aux usages passifs d’outils digitaux toujours plus puissants.

Avalokitesvara en robot humanoïde

Expression de la compassion inhérente à la nature de bouddha, Avalokiteshvara est célèbre dans toute l’Asie. Depuis le XIVe siècle, les Dalaï-Lamas sont considérés comme ses émanations. Littéralement, Avalokiteshvara, ou Tchènrézy en tibétain, signifie « le Seigneur qui regarde d’en haut », celui qui contemple le monde avec bonté et mansuétude. Fin février 2019, les prêtres du temple zen rinzaï Kodai-ji de Kyoto ont présenté son émanation prenant la forme du robot humanoïde, Mindar. Placé sur un socle, il est réduit à un tronc en aluminium, à deux bras animés et à une tête pelliculée de silicone. Dépourvu de boîte crânienne, on distingue de dos et de profil l’enchevêtrement des dispositifs électroniques. Doté d’un programme évolutif, il récite en japonais le Sutra du cœur, le plus populaire des Prajnaparamitasutras, un texte du Grand Véhicule qui expose l’inséparabilité de la connaissance transcendante (prajnaparamita) et de l’amour-compassion. En arrière-plan, sur des écrans géants, les stances s’affichent en chinois et en anglais, avec des effets psychédéliques. La machine prend place au sein d’un temple âgé de 400 ans, riche d’une architecture harmonieuse et de jardins remarquables. Réputé pour ces érables centenaires, qui font l’admiration des visiteurs lors des illuminations nocturnes d’automne, le temple rinzaï Kodai-ji est désormais le siège d’une nouvelle forme d’enseignement par l’image.

Réaction face au déclin

Dans un Japon friand de robots de compagnie et où le shintoïsme ne rechigne pas à considérer les artéfacts technologiques comme des êtres vivants, l’arrivée de Mindar a choqué ceux qui refusent de soumettre la tradition à l’innovation technologique et à l’idéologie scientifique. Le moine Tensho Goto à l’origine de l’initiative se réjouit quant à lui de la pérennité d’un tel système parce qu’il supplée à la mortalité des moines. Il conviendrait de se réjouir du pouvoir du numérique et des systèmes d’intelligence artificielle capables de freiner les méfaits de l’entropie et de pallier les conséquences de l’impermanence. En pliant la transmission au goût d’une population friande d’un contact direct avec l’univers scientifique de pointe, Tensho Goto espère attirer une jeunesse de plus en plus indifférente à l’égard des traditions ancestrales.

« Malgré l’instauration d’une guidance généralisée via l’IA et l’intensification des politiques de surveillance, en particulier en Chine, les géants du numérique continuent d’affirmer qu’ils œuvrent pour un monde meilleur. Et pourtant, l’épreuve de la Seconde Guerre mondiale nous aura montré qu’il n’existe pas de sciences neutres ou de progrès purs. »

Passé quasiment inaperçu dans les médias européens, l’événement a été commenté dans les pays anglo-saxons, parfois avec amusement, sans faire l’objet d’une analyse sur l’extension de l’empire numérique. C’est bien pourtant ce qui est déroutant dans cette « disneylandisation » du bouddhisme. Nous savons que des systèmes d’IA comme Amelia, avatar hyperréaliste d’une jeune femme blonde aux yeux bleus, sont des employés digitaux capables, en à peine 30 secondes, de connaître et de mémoriser le contenu d’un manuel technique de 300 pages, de parler 30 langues et de traiter des milliers d’appels simultanément. Difficile pour un Européen de transposer de telles prouesses dans le domaine spirituel. L’artiste japonais Takashi Murakami, créateur contemporain majeur, avait pourtant ouvert la voie en 2016 lors d’une exposition au Grand Palais à Paris, exposition consacrée aux relations entre les artistes et les robots. Il s’était représenté sous la forme d’un « méritant » (arhat), un disciple du Bouddha demeurant sa vie durant en la paix du nirvana. La sculpture en silicone correspondait à un androïde sonore de taille humaine, récitant le Sutra du Cœur à l’infini comme peut le faire aujourd’hui Mindar dans le temple rinzaï Kodai-ji.

Sacralisation ou désacralisation des apparences ?

Il importe de rappeler que les premières représentations anthropomorphes du Bouddha naissent entre le Ier et le IIe siècle de notre ère. Avant cette période, on estime qu’il ne peut être représenté sous forme humaine parce qu’il n’appartient pas au monde du devenir. Il existe à mon sens un rapport très lointain entre un automate sophistiqué et une statue de pierre qui incarne souvent l’infinie quiétude de l’expérience d’Éveil. Le robot humanoïde coïncide avec une société fortement urbanisée, imposant un conditionnement technologique sans précédent et une coupure radicale avec la dimension naturelle du monde vivant. La statue de pierre possède un caractère opératif pour qui s’ouvre au ressenti. L’émotion esthétique qu’elle provoque tisse une relation étroite avec la profondeur de l’expérience spirituelle. Le contemplatif voit et ressent à la mesure des lumières que l’œuvre suscite en lui. Voir et ressentir la statuaire dans le silence de la contemplation, c’est retrouver la trace de l’indicible en soi-même.

Qu’un artiste comme Murakami cherche à actualiser l’art traditionnel japonais et à questionner le public sur la nature humaine, on peut aisément le comprendre. En revanche, il est plus délicat d’envisager qu’un robot humanoïde siliconé et dopé à l’intelligence artificielle puisse contribuer à la sacralisation des apparences. Instaurer ainsi une perméabilité entre l’univers numérique et la tradition, au nom de l’inséparabilité des constituants du réel, c’est croire que la science est la seule porteuse d’avenir et qu’elle constitue finalement le recours absolu pour dépoussiérer des transmissions devenues inaudibles à défaut d’être désuètes.

La vie contemplative sous l’œil des neurosciences

Le cerveau fait les beaux jours des neurosciences. Grâce aux progrès des systèmes d’intelligence artificielle, de l’imagerie par résonance magnétique (IRM) et des techniques de neurostimulation, l’idéal scientiste reprend de la vigueur pour animer une recherche arcboutée sur la conviction que tout peut être examiné et expliqué de manière objective. Depuis la création du Mind and Life Institute en 1990, un pan entier de la recherche se consacre désormais à la compréhension scientifique de la conscience et aux effets positifs de la méditation dans la prévention des troubles mentaux.

Généalogie

Ces recherches trouvent leur racine en Inde. Dès 1924, au nord de Bombay, l’Institut Kaivalyadhama lance des programmes scientifiques visant à prouver le bien-fondé des pratiques yogiques. L’institut développe en quelques décennies un vaste champ de compétences dans le domaine de la thérapie yogique. Au début des années 60, en Californie, on assiste à la fondation de l’institut Esalen à Big Sur et du Zen Center à San Francisco sous l’impulsion de Shunryu Suzuki Roshi. Puis, en 1974, Chögyam Trungpa établit l’université Naropa à Boulder. Avec l’arrivée de nombreux maîtres tibétains, des scientifiques commencent à étudier les états de conscience méditatifs. En 1979, le Dr Jon Kabat-Zinn développe le protocole de réduction du stress basée sur la pleine conscience (MBSR).

Lorsque le neurobiologiste chilien Francisco Varela (1946-2001) fonde avec le Dalaï-Lama le Mind and Life Institute, ils assignent à cette institution la mission d’œuvrer à réduire la souffrance et à promouvoir le bien-être. Selon Varela, l’examen des techniques méditatives contribue à faire progresser les modèles scientifiques de la conscience et de la cognition. Naissent ainsi les neurosciences contemplatives. Les universités américaines emboîtent le pas. L’université Wisconsin-Madison développe l’Affective Neuroscience Laboratory et le Center for Healthyminds avec à sa tête le Dr David Richardson, ami du Dalaï-Lama. Les chercheurs mettent à jour les bienfaits de la méditation sur le renforcement du système immunitaire, la régulation des émotions liées au stress, la réduction des maladies inflammatoires chroniques et les effets positifs sur les pathologies associées au vieillissement cérébral dont la maladie d’Alzheimer.

Les universités européennes suivent la tendance en ouvrant des départements de neurosciences (King’s College à Londres) ou de neurosciences sociales (Institut Max Planck à Leipzig, en Allemagne). On se met à parler de neuropsychanalyse, de neuroéconomie, de neurosociologie, de neuroanthropologie et de neuropédagogie. Dès 2007, les neurosciences contemplatives deviennent un champ d’expérimentation très important. Le bouddhisme tibétain prend activement part à ce développement. Les recherches mettent en avant la plasticité du cerveau, sa capacité à changer positivement au gré de l’entraînement à la méditation. Ce constat constitue une source d’encouragement quand nous sommes enlisés dans des schémas mentaux douloureux, car il révèle notre capacité à nous transformer favorablement. La reconnaissance des bénéfices est telle que l’universités de New York propose un programme (le Mindful NYU) visant à promouvoir la vie contemplative, la sagesse, la compassion et le bien-être dans la vie universitaire. Dans la foulée, un cursus consacré à l’éducation intérieure se met en place. Ce Inner MBA se veut une contribution à la transformation positive de l’économie. Parmi les intervenants, on compte Jack Kornfield, le célèbre enseignant de la tradition Theravada.

Relation avec l’IA et l’émulation du cerveau

Il est important de rappeler que le développement des recherches en neurosciences doit beaucoup au progrès de l’intelligence artificielle. Durant les deux dernières décennies du XXe siècle, l’IA connaît son deuxième âge d’or : celui des avancées majeures des systèmes experts et de la simulation du raisonnement humain. Dès 2010, au moment où les neurosciences contemplatives deviennent un champ d’investigation important, l’IA entre dans son troisième âge d’or, celui de l’apprentissage automatique (Machine Learning). Désormais, les algorithmes employés ne sont pas explicitement programmés. Les modèles d’analyse algorithmique acquièrent une réelle autonomie, car ils apprennent de leur expérience et améliorent au fil du temps leurs performances sur des tâches précises. Fort de leurs capacités à discriminer et à classer, ils peuvent faire des suggestions, des prédictions et favoriser ainsi la prise de décision. Leur rôle dans l’imagerie médicale est déterminant.

Un jour, l’imagerie relèvera peut-être un embrasement très étendu de l’activité cérébrale. Mais elle ne nous dira rien de la paix naturelle propre à une conscience atemporelle, porteuse des qualités de plénitude et de béatitude.

Ces avancées mettent elles aussi en avant la plasticité des systèmes d’intelligence artificielle. Cette découverte coïncide aussi avec la thèse que développe Francisco Varela quant au lien entre les facultés cognitives et l’historique de ce qui est vécu, « de la même manière qu’un sentier inexistant apparaît en marchant ». Cette approche, Varela la nomme « enaction ». Elle est d’un intérêt majeur pour le méditant. Selon le neurobiologiste, notre expérience du monde n’est pas réductible à une représentation ou à une interprétation de ce que nous percevons. Elle n’est pas non plus le résultat d’une coïncidence entre des stimuli externes et des représentations mentales préexistantes. L’enaction propose de dépasser le dilemme de l’antériorité ou de la postériorité de l’œuf ou de la poule, du monde ou du sujet qui le perçoit. L’enaction se libère de ce dualisme en envisageant la cognition comme un processus continu où le sujet et le monde sont corrélatifs. Autrement dit, connaître revient à faire émerger la signification au gré de l’expérience. Cette vision éclaire l’importance de l’esprit de débutant dans la pratique méditative, ce que Shunryu Suzuki Roshi a appelé un esprit continuellement neuf.

Certes, les systèmes d’intelligence artificielle ne méditent pas, mais les plus performants imitent au plus près nos fonctions cérébrales. D’où l’importance des projets pour émuler le cerveau : le Blue Brain Project, une initiative suisse ; le Human Brain Project (HBP), un projet européen ; The Brain Initiative, une proposition américaine. Chacun déploie son nouveau rêve de conquête en élevant la science à sa fonction suprême et prophétique : découvrir la nature de l’intelligence humaine pour tenter de percer le mystère de l’existence. Sans doute ces projets joueront-ils un rôle déterminant dans l’avènement d’une machine intelligente de niveau humain. La démarche scientifique en jeu suppose de croire en la possibilité de voir apparaître la conscience en la considérant comme une propriété émergente d’agencements informatiques complexes. L’enjeu est de taille, car un tel événement confirmerait les thèses matérialistes et évolutionnistes selon lesquelles la conscience est le produit de l’encéphale.

Au-delà du cerveau et du grand dessein

Le grand dessein, c’est « la parfaite intégration de l’homme dans le système technicien ». Or nous ne devenons pas plus humains grâce aux techniques. Nous ne méditons pas mieux grâce aux neurosciences. D’une part, « mieux méditer » n’a aucun sens sauf à consentir à l’idéologie du tout mesurable et du tout quantifiable. D’autre part, céder aux sirènes des technologies de la guidance généralisée et de l’augmentation, c’est courir le risque de perdre le ressenti naturel au cœur de la pratique. L’imagerie cérébrale vient simplement confirmer la pertinence d’expériences que des siècles de pratique contemplative ont depuis longtemps mises à jour.

Les enseignements soulignent une évidence et posent une énigme jusqu’à maintenant irrésolue. L’évidence : nous ne sommes pas réductibles au corps, car nous possédons un esprit doté d’une nature distincte de la matière dense, de la même manière que l’espace se différencie de la pesanteur de la terre. Cet esprit aspire au bonheur et ne veut pas souffrir. L’énigme : nous ne savons rien du code de la conscience au sens où la nature ultime de l’esprit demeure insaisissable et indicible. L’influence grandissante des sciences n’y changera certainement rien. Un jour, l’imagerie relèvera peut-être un embrasement très étendu de l’activité cérébrale. Mais elle ne nous dira rien de la paix naturelle propre à une conscience atemporelle, porteuse des qualités de plénitude et de béatitude. D’ailleurs, les maîtres nous rappellent que le méditant entre en amitié avec lui-même, se familiarise avec l’esprit naturel, relève les signes de sa présence pour reconnaître l’état fondamental omniprésent. Au-delà des éventuels « ajustements techniques », la démarche possède une saveur profondément poétique.

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Sophie Solère

Sophie Solère est une journaliste économique et sociale qui s'intéresse depuis des années à l'environnement et à l'interdépendance. Elle travaille pour Bouddha News, une plateforme de médias dédiée à la spiritualité et à la sagesse bouddhiste. En pratiquant le yoga et la danse méditative, Sophie a découvert le pouvoir des voyages spirituels, qui offrent tant de chemins pour se (re)trouver. Elle se consacre à partager avec les lecteurs de Bouddha News des histoires inspirantes et des conseils précieux sur la pratique spirituelle et l'environnement.

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