Science et bouddhisme : le nouveau défi des moines au XXIe siècle

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Le programme d’étude « Emory Tibet Science Initiative », ou « Science for Monks », créé par le Dalaï-Lama, promeut la recherche entre le bouddhisme et les sciences. Basé aux États-Unis, à l’université Emory d’Atlanta, et mis en place en 2006 à l’issue d’une réunion entre l’université et la Bibliothèque des Archives Tibétaines de Dharamsala, ce cursus unique construit des passerelles entre les systèmes de pensée oriental et occidental, par l’initiation des moines tibétains à des savoirs scientifiques en lien avec le bouddhisme.

Tous les deux ans, six moines issus de différents monastères sont sélectionnés pour une résidence d’études de deux ans, avec la volonté de créer une nouvelle génération de moines qui, à leur retour en Inde, transmettront leurs enseignements au regard des connaissances scientifiques acquises aux États-Unis. Le département de recherche médicale de l’Emory-Tibet Medical Sciences Initiative, dirigé par le docteur Raymond Schinazi et le docteur Tashi Dawa, originaire du Tibet, accueille par ailleurs un programme d’investigations sur les propriétés anticancéreuses et antivirales de plantes médicinales tibétaines. « Depuis les vingt dernières années, le laboratoire a développé des médicaments destinés à la prise en charge du HIV, du cancer… », déclare le docteur Schinazi, ajoutant : « J’ai le plus grand respect pour la médecine tibétaine, et je suis optimiste quant aux résultats de notre recherche commune ».

Le Centre d’Études des Sciences pour les Moines de l’université Emory marque une étape importante dans l’avancée entre les savoirs bouddhistes et la recherche scientifique occidentale. Ce programme d’enseignement, avec une transmission de la philosophie bouddhiste à la lumière des sciences, contribue à l’instauration d’un nouveau leadership bouddhiste contemporain. Entretien avec Kalden Gyatso, moine tibétain en résidence à l’université Emory.

De quelle façon avez-vous intégré le programme de l’université Emory ?

Mon père, dont j’ai reçu des enseignements, est moine. Je suis devenu moi-même moine à l’âge de douze ans, lorsque je me suis enfui du Tibet, marchant 29 jours vers le Népal avec mon frère, où nous avons été accueillis au centre de réfugiés de Katmandou. Au monastère de Seray, j’ai étudié les cinq traités du bouddhisme : le Traité de la Sagesse, pendant sept ans ; la Voie du Milieu, pendant quatre ans, et Abidhama, pendant deux ans. Puis j’ai intégré le programme d’Emory, organisé par la Tibetan Library, afin d’enseigner les sciences dans les monastères. Nous sommes actuellement six moines à l’université et nous étudions avec 130 autres étudiants. Les nonnes aussi suivent le programme et enseignent dans leurs monastères, en Inde.

Dans quel but enseigne-t-on les sciences aux moines ?

Il nous faut servir le monde du XXIe siècle, et le simple enseignement de la méditation ne suffit plus : il importe de comprendre le fonctionnement du cerveau, de pouvoir combiner la science à la philosophie bouddhiste, en étant à même d’établir des parallèles entre ces deux visions – comme dans le cas de la physique quantique et de certains concepts bouddhistes -, qui sont liées. Ce programme nous plaît beaucoup, car au monastère, nous n’étudions que le bouddhisme. Ces nouvelles connaissances enrichissent notre formation

Qu’avez-vous découvert à l’Université Emory ?

Dès mon arrivée, j’ai été impressionné par la variété d’individus, car je n’avais vu que de moines depuis mon enfance et n’avais aucune idée d’une telle diversité humaine. C’est fantastique de découvrir toutes ces cultures, et nécessaire lorsqu’on doit s’adresser au plus grand nombre. J’ai 37 ans, et j’enseigne en m’attachant aux correspondances entre la philosophie bouddhiste et la science. Prenons, par exemple, la façon dont le corps physique change : cette notion est transmise dans le bouddhisme, mais elle n’est pas évidente à comprendre. Avec les données de la science sur les organes internes, il devient plus facile de percevoir les modifications physiques et le fonctionnement des cellules. La notion d’interdépendance bouddhiste est également plus simple à appréhender sous un angle scientifique. Ces nouvelles disciplines enrichissent la philosophie bouddhiste.

En quoi consiste le programme d’Emory ?

Nous étudions la biologie, l’évolution, la génétique, les neurosciences, les mathématiques, la physique, mais aussi la psychologie, l’anglais et la pédagogie afin d’enseigner dans les monastères.

Quelles principales similitudes avez-vous observées entre les enseignements bouddhistes et ce cursus scientifique ?

L’utilisation de la logique, le fait de ne pas croire aveuglément sans avoir expérimenté au préalable, qui est une notion inhérente au bouddhisme. Le Bouddha a dit : « Il ne faut rien accepter par simple respect ». Il est important, dans un premier temps, de pouvoir procéder à l’analyse d’un sujet, c’est ce que faisons dans notre pratique traditionnelle du débat, où nous abordons un thème sous différents angles, à la lumière de multiples raisonnements. Car les enseignements bouddhistes possèdent leurs propres méthodes analytiques.

« Il nous faut servir le monde du XXIe siècle, et le simple enseignement de la méditation ne suffit plus : il importe de comprendre le fonctionnement du cerveau, de pouvoir combiner la science à la philosophie bouddhiste. »

Comment les étudiants réagissent-ils à votre présence sur le campus ?

Ils sont très surpris. Un étudiant est venu me demander conseil au moment de sa rupture avec sa fiancée, car il était malheureux et voulait savoir comment s’en sortir ! (rire) Je l’ai incité à envisager le problème sous divers angles : peut-être cette rupture était-elle une opportunité ? Je l’ai aussi encouragé à s’interroger sur les raisons de la rupture : avait-il commis une erreur ? Je lui ai conseillé de ne pas se mettre en recherche d’une nouvelle relation, mais de chercher à se transformer intérieurement, à se cultiver. Une nouvelle amie viendrait à lui en temps voulu. Je l’ai incité à se concentrer sur ses études et sur son développement intérieur ; vu sous cet angle, peut-être cette rupture survenait-elle pour le mieux ? Il fallait qu’il apprenne à considérer son problème sous différents angles et qu’il ne se morfonde pas, car cela ne sert à rien : lorsqu’il se sentirait bien avec lui-même, quelqu’un apparaîtrait, il n’avait pas besoin de s’inquiéter. Il m’a répondu « entendu » et m’a remercié.

Vous portez donc plusieurs casquettes, dont celle de psychologue ?

(Rire) Je ne connais rien à tout cela, je suis moine depuis l’enfance, je n’ai jamais eu d’amie : c’est donc une drôle de situation ! Mais les gens viennent à moi et j’apprends grâce à ces rencontres, car j’essaie de comprendre l’univers de ces étudiants venus du monde entier ; étant amené à enseigner, il me faut connaître le monde. En ce sens, mon séjour ici m’apporte beaucoup.

Comment voyez-vous votre avenir ?

Je veux poursuivre les recherches sur la méditation et les sciences afin d’aborder les problèmes du XXIe siècle et prodiguer l’enseignement des sciences aux moines, en poursuivant des études en neurosciences et en psychologie. Je m’intéresse à la méditation analytique : dans le cas de la colère, par exemple, comment s’installe-t-elle et de quelle façon résoudre ce problème avec l’apport des sciences ? Car nous avons notre approche analytique dans le bouddhisme, dans la pratique de la méditation, notamment Vipassana, qui tient une place très importante : sans Vipassana, on ne peut atteindre l’Éveil.

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Sophie Solère

Sophie Solère est une journaliste économique et sociale qui s'intéresse depuis des années à l'environnement et à l'interdépendance. Elle travaille pour Bouddha News, une plateforme de médias dédiée à la spiritualité et à la sagesse bouddhiste. En pratiquant le yoga et la danse méditative, Sophie a découvert le pouvoir des voyages spirituels, qui offrent tant de chemins pour se (re)trouver. Elle se consacre à partager avec les lecteurs de Bouddha News des histoires inspirantes et des conseils précieux sur la pratique spirituelle et l'environnement.

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