Yongey Mingyour Rinpotché : Prendre le thé avec la mort

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Mourir avant de mourir, considérer la mort comme une bonne nouvelle… au cours de sa retraite au long cours, ce tulkou libre des conventions fait une expérience qui changera à jamais son regard sur les choses : c’est en mourant instant après instant au quotidien que l’on devient vivant. Une leçon incarnée de l’impermanence.

Rinpotché, votre livre est une invitation à être conscient de la mort à chaque instant pour devenir vivant et réaliser sa nature profonde. Pourquoi est-il si important d’être en lien constant avec l’impermanence ?

Ce qu’il est important de comprendre, c’est qu’en nous connectant à l’impermanence, nous pouvons développer une forme de résilience, cultiver une forme de créativité et une certaine flexibilité, car notre esprit s’ouvre davantage. Nous le savons, nous sommes en proie à des peurs, des doutes, de la souffrance. Or le fondement de ces peurs vient du fait que nous n’acceptons pas la mort. Comme je l’écris dans le livre, nous mourons tous les jours. Si nous acceptions la mort, nous comprendrions que nous renaissons aussi chaque jour. Comprendre le processus de la mort est une manière de vivre pleinement.

Vous dites qu’il faut « mourir avant de mourir » et même et qu’il faudrait prendre le thé avec la mort ! C’est-à-dire ?

Il s’agit là d’un concept fondamental de l’enseignement bouddhiste, le bardo. En tibétain, ce terme signifie « entre », « transition » ou « espace ». L’existence est comme un marché boursier, elle est faite de hauts et de bas. Ces cycles de nos vies sont des moments extrêmement précieux qui nous permettent de grandir, d’apprendre et finalement d’atteindre une profonde compréhension de soi. Généralement, ils apparaissent lorsque nous faisons face à des instants inattendus. Dans ces moments, les obstacles se transforment en opportunités, nous pouvons devenir créatifs.

Lorsque j’étais jeune, mon père me disait : « Lorsque tu décides d’aller quelque part et que tu t’aperçois que c’est une voie sans issue, car barrée par un mur. La première chose à faire c’est de jeter ton sac à dos de l’autre côté. Tu peux ainsi ensuite sauter au-dessus et poursuivre ton chemin ».

Ce sac à dos représenterait-il toutes les identifications que nous construisons tout au long de notre vie, avec leurs lots de peurs et de souffrances. Que préconisez-vous pour nous en libérer ?

Le lâcher-prise ne doit pas être confondu avec le fait d’abandonner. Dans nos, existences, nous connaissons tous des problèmes, il est donc important d’accepter que la vie est faite de ces hauts et de ces bas afin de pourvoir développer une forme de résilience, nous détendre et laisser faire l’impermanence. Sinon, l’esprit rigide reste fixé sur ces obstacles, et nous nous fracassons contre les murs. Alors que si nous acceptons cette réalité sans abandonner, alors un grand nombre de possibilités s’offrent à nous – passer par tel ou tel côté du mur, au-dessus – et nous pouvons nous concentrer sur notre beauté fondamentale. Il est important que les Occidentaux explorent ces turbulences de la vie pour accepter de changer leurs habitudes. Nous sommes tous capables de comprendre la valeur du lâcher-prise, mais il ne se fait pas aussi facilement que ça. Pour y parvenir, il est important de reconnaître les sentiments que l’on éprouve, de ne repousser ni tristesse, ni remords, ni nostalgie ; de ne pas se laisser emprisonner dans l’histoire que nous raconte le moi, etc. Tout cela permet de nous libérer de l’esprit d’emprise et des concepts, et notre perception de la réalité conventionnelle change. Il existe de très nombreux bardos dans nos vies et donc de possibilité de s’y confronter sans faire l’expérience de la mort du corps : lorsqu’à 18 ans, nous quittons le domicile parental ; lorsqu’à 25, nous revenons chez nos parents (rire) ; lorsqu’on se sépare de son conjoint puis qu’on en retrouve un autre ; lorsqu’on perd puis qu’on retrouve un emploi, etc.

Au sujet du bardo de la mort et du bardo en général, vous évoquez une forme de dissolution. Pouvez-vous détailler ?

Le bardo se développe en trois étapes : la première est le moment de mourir ; la deuxième consiste en ce que l’on appelle la présence spontanée, une forme particulière de la conscience, et la troisième est le bardo du devenir.

Quand on perd par exemple son travail, on peut avoir l’impression de s’effondrer, de brûler ou de disparaître, c’est symboliquement le bardo de la mort. Si nous parvenons à lâcher-prise sans abandonner, nous arrivons à la deuxième étape, le bardo de la présence spontanée et, dès lors, il est possible d’expérimenter une forme d’état de lucidité, d’ouverture, de libération. Vient ensuite la troisième étape, qui est une forme de transformation : nous « devenons » quelque chose, de plus grand, de plus vaste, de plus serein. C’est comme si l’on ouvrait le cercle fermé dans lequel nous nous trouvions pour aller au-delà de ses limitations.

« Comprendre le processus de la mort est une manière de vivre pleinement. »

Au moment de mourir, nous pouvons nous sentir en état de choc, d’effondrement, mais à la toute fin, nous pouvons vivre une expérience de plénitude, il y a une forme d’extension de conscience. Toutes nos croyances s’évaporent pour laisser place à un espace de nouveauté, dans lequel rien n’existe si ce n’est une totale ouverture. En somme, le lâcher-prise dont il est question ici rend tout plus facile.

Notre nature profonde, notre bonté fondamentale est caractérisée par la conscience, l’amour ou la bienveillance, la sagesse, trois qualités que nous avons tous. Lorsqu’au moment de mourir ou lors de l’expérience d’un autre bardo, on fait l’expérience de cet espace, nous sommes au plus près de notre véritable nature, et c’est alors une forme de recréation totale. Le simple fait d’être en connexion avec cette véritable nature fait qu’alors une véritable transformation peut se produire.

Votre livre se démarque de la littérature classique sur les enseignements bouddhistes dans le sens où il propose un mélange d’éléments autobiographiques, votre retraite itinérante, et de notions de dharma détaillées de manière non académique. Pourquoi ce choix de traitement ?

Au Tibet, il existe de nombreuses pédagogies : les enseignements académiques, ceux d’érudits, ceux basés sur l’expérience, les exposés propres au style des auteurs, les ermites, les moines, les grands-pères et les grand-mères… (rire) Je pense que ce style fondé sur le vécu, qui est en adéquation avec notre époque, peut être bénéfique, car nous n’avons pas beaucoup de temps pour étudier tout ce qui relève du dharma.

Cette expérience de retraite itinérante a-t-elle changé votre façon d’enseigner ?

Cette retraite a été un moment merveilleux, car j’ai énormément appris sur la méditation, mais aussi sur la vie. Ce que l’on peut comprendre à travers cette expérience, c’est que ce que l’on découvre sur la mort… n’est pas la mort ! La mort est une transition et nous pouvons apprendre jusqu’à notre dernier souffle de tous les bardos que nous traversons. Ainsi, j’ai découvert que la vie est la plus grande des aventures et que tout ce que j’avais appris durant cette retraite est devenu réalité.

 

Traduction de Frédéric Auquier, directeur de l’association Tergar Paris

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Fabrice Groult

Fabrice Groult est un aventurier, photographe et bouddhiste qui parcourt le monde depuis son plus jeune âge. Après avoir étudié le bouddhisme en Inde, il s'est engagé dans un voyage de dix-huit mois à travers l’Asie qui l'a mené jusqu'en Himalaya, où il a découvert sa passion pour la photographie. Depuis, il a parcouru le monde pour capturer des images de beauté et de sagesse bouddhiste. Il a été guide pendant dix ans, et est aujourd'hui journaliste chez Bouddha News.

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