L’indicible séparation du corps et de l’esprit au moment de la mort

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Ou comment dire un « oui » absolu à ce qui est.

Notre réalité vis-à-vis de notre corps et de notre esprit est mise à l’épreuve lorsqu’au moment de mourir, nous devons quitter l’un et l’autre. Ce moment qui, parfois, s’étale dans le temps fait alors souvent craindre à ceux qui sont dans ce passage de vivre de terribles souffrances physiques, affectives, morales. La réduction des phénomènes à cela est trop éprouvante.

Je me souviens d’un homme, de 55 à 60 ans, un artiste, célibataire, fumeur, amateur de bon vin, atteint d’un cancer de la vessie au stade terminal. Foncièrement réservé, pudique, indépendant, il a des métastases osseuses douloureuses, aux hanches. Lors de ses précédentes hospitalisations, il a toujours fait preuve d’indépendance, allant et venant à sa guise, s’achetant de la bière, du vin et diverses denrées, ne se liant pas aux autres patients dont il a partagé la chambre et refusant toute aide dans l’accomplissement des gestes du quotidien. Mais à présent squelettique, il n’a plus assez de forces pour se lever, ne mange plus, a des difficultés à se faire comprendre lorsqu’il parle. Comme il respire très mal, il a été mis sous oxygène. Il doit être transféré le lendemain dans un centre de soins palliatifs. Le dernier après-midi dans le service, particulièrement agité, il tente plusieurs fois de se lever seul. Je me rends à son chevet, il demande : « Qu’est-ce qu’on fait ? » Il veut savoir, il veut « la vérité ». Au cours de la conversation, il parvient à dire qu’il veut sortir, pour voir le printemps et fumer une cigarette. Le médecin autorise une sortie à l’extérieur, sur un fauteuil roulant avec un coussin à mémoire de forme. Dans les jardins, quelques parterres de fleurs et des arbres en bourgeons témoignent de l’arrivée du printemps. Il fume et regarde la nature qui l’entoure. L’aide-soignante fait un bouquet. Alors qu’elle se rapproche d’un massif de fleurs jaunes, elle lâche le fauteuil, qui commence à rouler tout seul. Elle le rattrape. L’homme rit. De retour dans son lit, il observe en souriant le bouquet accroché maintenant à la potence au-dessus de sa tête, consent à un long massage des mains. Il ferme les yeux, quitte sa position recroquevillée, s’allonge complètement sur le dos et s’endort. Il décède le lendemain, quelques heures après son arrivée en unité de soins palliatifs.

« Shinjin », le « corps/esprit »

Un corps décharné aux fonctions extrêmement ralenties a envie de savoir s’il va vraiment mourir, et l’esprit qui l’habite souffre beaucoup de ne connaître ni l’heure ni le jour. Le corps de ce patient, rongé par le cancer, a une envie de cigarette, de fleurs fraîches et de gazouillis. Des rêves, des désirs dont l’esprit ne dit pas au corps qu’ils ne sont que des ersatz du plaisir que le corps a autrefois éprouvé et auxquels il était attaché. Traditionnellement dans le bouddhisme, il est dit que la souffrance et le fait de la reconnaître sont une entrée sur la Voie. Dans le zen Soto, le corps et l’esprit, sont ensemble les agents, les vecteurs, de notre expérience de la souffrance. L’expérience nécessite leur action conjointe. C’est la condition de l’homme d’être « corps/esprit », la réalité de l’un n’étant pas séparée de l’autre, comme l’exprime Dôgen lorsqu’il use de l’expression « shinjin », « corps/esprit », c’est-à-dire une seule entité faisant l’expérience de la vie. Corps et esprit ne s’opposent pas. Faire l’expérience de notre condition incarnée et se réaliser comme entité corps/esprit créé ce corps – cette existence – comme véhicule de la Voie.

Le corps mourant réclame à l’esprit l’impérieuse nécessité d’aller au-delà du dualisme corps/esprit.

Lorsque le corps meurt, il est traditionnellement admis que l’esprit meurt. Et la souffrance psychique et physique ressentie, cesse. Souvent chez les mourants naît la recherche d’un dernier équilibre dont on ne sait si c’est le corps ou l’esprit qui entraîne l’autre vers ce point où tous deux se tiennent prêts à partir. Ce point d’équilibre est en quelque sorte un des aspects de la pratique de zazen, de l’assise silencieuse immobile sans but ni recherche, « shikantaza ». Maître Deshimaru le répétait souvent : « Par zazen, nous entrons vivants dans notre cercueil et ainsi nous pouvons trouver naturellement, automatiquement, inconsciemment une solution au problème de la mort. »

Le corps mourant réclame donc à l’esprit l’impérieuse nécessité d’aller au-delà du dualisme corps/esprit. Pour y parvenir, mille moyens sont déployés par le mourant, moyens qui du point de vue de celui qui l’accompagne sont parfois indécelables, invisibles, ou parfois jugés absurdes, futiles ou, au contraire, héroïques, dignes. Le corps mourant est l’état final de l’être auquel prépare toute la vie.

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Fabrice Groult

Fabrice Groult est un aventurier, photographe et bouddhiste qui parcourt le monde depuis son plus jeune âge. Après avoir étudié le bouddhisme en Inde, il s'est engagé dans un voyage de dix-huit mois à travers l’Asie qui l'a mené jusqu'en Himalaya, où il a découvert sa passion pour la photographie. Depuis, il a parcouru le monde pour capturer des images de beauté et de sagesse bouddhiste. Il a été guide pendant dix ans, et est aujourd'hui journaliste chez Bouddha News.

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