« Notre priorité immédiate est d’empêcher la propagation de Covid-19. Il sera important de s’attaquer à la perte d’habitat et de biodiversité à long terme », annonce sur le site internet du Programme des Nations Unies pour l’Environnement (Pnue) Inger Andersen, directrice de cette organisation de l’ONU. Si l’urgence consiste effectivement à lutter contre cette pandémie, de plus en plus de voix s’élèvent dans le monde de la recherche pour s’interroger, dès à présent, sur ses racines profondes. À l’instar des bouddhistes qui pensent que toute chose en ce monde est interdépendante. Ce que Philippe Cornu, ethnologue et spécialiste du bouddhisme, complète en parlant également de la coproduction conditionnée : « Les phénomènes sont coproduits par d’autres phénomènes qui sont conditionnés et conditionnants ».
Si l’on écarte l’hypothèse d’une manipulation par l’être humain, à la lecture, notamment, d’un article intitulé « Non le virus SARS-CoV-2 n’a pas été créé en laboratoire » mis en ligne sur le site de l’Institut Pasteur, on peut ainsi légitimement se poser la question du lien entre « la perte d’habitat et de biodiversité » et les maladies émergentes, tel le Covid-19. Une question qui résonne particulièrement chez les bouddhistes pour lesquels l’être humain est amené à vivre en harmonie avec son environnement. Or, l’on constate aujourd’hui qu’il a séparé la nature de sa propre nature. En témoignent notamment ces statistiques du groupe international d’experts de la biodiversité, l’IPBES (1) : 100 millions d’hectares de forêts tropicales ont été coupés entre 1980 et 2000 et plus de 85% des zones humides ont été supprimées depuis le début de l’époque industrielle. Joint par téléphone, Philippe Grandcolas, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et directeur de laboratoire au Muséum national d’Histoire naturelle (MNHN) livre son analyse : « La propagation de la pandémie de Covid-19 est la conséquence de la façon dont l’être humain maltraite la nature. » Explications : « Plus des deux tiers des maladies émergentes sont des zoonoses (maladie de l’animal transmise à l’humain). Parmi ces zoonoses, la majorité provient d’animaux sauvages, que ce soit le Sida, Ebola, le Sras, le H1N1 ou le Covid-19. Depuis plusieurs décennies, on observe que les épidémies liées à des zoonoses sont plus nombreuses et plus fréquentes. »
Si l’on se penche sur le cas du virus SARS-CoV-2, l’Institut Pasteur indique ainsi sur son site internet : « Plusieurs publications suggèrent que le pangolin, petit mammifère consommé dans le sud de la Chine, pourrait être impliqué comme hôte intermédiaire entre la chauve-souris et l’homme ». Et Philippe Grandcolas de dénoncer ce qu’il qualifie de trafic international d’animaux exotiques : « Rappelons que le pangolin est l’une des espèces les plus braconnées au monde pour sa viande et ses écailles. Pourtant, son statut est protégé et il vit dans des forêts tropicales d’Asie et d’Afrique. Du fait de la déforestation, cet animal est de plus en plus accessible, et sa consommation entraîne des effets négatifs en cascade. Non seulement on met en contact l’être humain avec des agents infectieux rares, mais on détruit aussi une biodiversité qui participe à des équilibres naturels fragiles ».
La nature n’est pas une boîte de Pandore
Ses paroles font écho à celles d’un autre scientifique, Jean-François Guégan, directeur de recherche à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae) et à l’Institut pour la Recherche et le Développement (IRD) : « Il est primordial de s’intéresser aux causes de ces zoonoses, au premier rang desquelles figurent nos interactions de plus en plus importantes avec les milliards de micro-organismes présents dans les écosystèmes naturels. Et ce, du fait de la monoculture intensive d’huile de palme ou de soja ; du développement de l’élevage industriel de bœuf, porc, canard ou poulet ; enfin de l’expansion urbaine, que ce soit en Asie ou en Afrique, où se concentre aussi une population plus sensible aux infections à cause de la pauvreté. Toute cette évolution se fait au détriment des grands habitats écologiques, notamment des forêts primaires intertropicales qui voient leurs surfaces se réduire de manière drastique aujourd’hui. En exploitant ainsi la nature, c’est comme si l’homme avait ouvert une boîte de Pandore. »
Le chercheur marque une pause au téléphone avant de poursuivre, haussant le ton : « Au lieu de privilégier une approche préventive, on a choisi une approche curative : on se rassure avec la promesse d’un vaccin pour faire face au Covid-19. Même si on n’a toujours pas trouvé de vaccin contre le Sida ou le paludisme. Pire, on accuse les pangolins, les chauves-souris et les grands singes alors qu’ils jouent un rôle capital dans les écosystèmes, par exemple pour assurer la pollinisation de plantes ou en tant que prédateurs d’insectes ravageurs. Mais la nature, à l’image de la symbolique du yin et du yang, n’est ni bonne ni mauvaise. Elle est. »
« La propagation de la pandémie de Covid-19 est la conséquence de la façon dont l’être humain maltraite la nature. »
Autre chercheur à établir un lien entre « la perte d’habitat et de biodiversité » et les maladies émergentes : Serge Morand, du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et du Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad). Depuis la Thaïlande, où il s’est installé, il est au premier plan pour observer les ravages que l’être humain inflige au monde sauvage. Contacté via l’application WhatsApp, le scientifique témoigne ainsi : « En transformant la nature en valeur marchande, nous avons modifié les déséquilibres dynamiques qui prévalaient entre les espèces animales, humaines et végétales. Perturbés, les systèmes agroécologiques sont de moins en moins résilients et ne parviennent plus à s’autoréguler ». Pour illustrer sa pensée, l’écologue avance cet exemple particulièrement évocateur : à la fin des années 1990, le virus Nipah s’est propagé en Malaisie. Son origine provient des chauves-souris frugivores du nord de cet État d’Asie qui ont été chassées des denses forêts dans lesquelles elles n’étaient en contact, ni avec les êtres humains, ni avec les animaux domestiqués. À cause du développement de la monoculture d’huile de palme, ces animaux sauvages ont fini par trouver refuge ailleurs. En l’occurrence, sur des arbres fruitiers que les paysans avaient plantés, dans le but de s’assurer un complément de revenus, en bordure de leurs élevages semi-industriels de porcs destinés à l’exportation. Or, les excréments et les morceaux de fruits infectés par la salive des chauves-souris porteuses du virus ont été consommés par ces porcs, contaminant 265 habitants, dont 100 en sont morts. « Et qu’a fait l’homme ? » demande en conclusion Serge Morand avant de livrer la réponse sous forme de morale, comme dans une fable de La Fontaine : « Au lieu de s’attaquer à la racine du problème, c’est-à-dire à la déforestation, il a abattu plus d’un million de porcs et renforcé l’industrialisation de l’élevage. La crise écologique engendre ainsi la crise sanitaire, que nous traversons avec le Covid-19, qui va elle-même engendrer une crise sociale, économique et financière. Tant que nous ne remettrons pas le bien-être, notamment humain, au cœur des échanges, nous provoquerons ces crises systémiques ».
Pour sortir de ce cycle infernal, l’auteur du concept d’écologie spirituelle, Satish Kumar, propose de tirer deux leçons de cette crise systémique. Dans son magazine Resurgence (2) l’ancien moine jaïn d’origine indienne écrit : « Vivre dans un dialogue harmonieux avec la Terre est l’impératif urgent de notre époque. La deuxième leçon de cette crise est que les activités humaines ont des conséquences désastreuses. Et le coronavirus en est peut-être une ». Avant de poursuivre avec ce message d’espoir : « Une crise est aussi une opportunité. Celle du coronavirus peut être un signal d’alarme. Nous devons ralentir et écouter avec humilité la voix de la Terre. (…) Dans la nature, tout passe. Cette crise aussi passera (…) C’est l’occasion de redéfinir, collectivement, notre économie, nos systèmes politiques et notre mode de vie dans une noble conversation avec la Terre. Nous devons apprendre à respecter la place de la nature sauvage, à célébrer l’abondante beauté et la diversité de la vie. Prendre conscience que les humains font partie intégrante de la nature. Ce que nous faisons à la nature, nous le faisons à nous-mêmes. Nous sommes tous totalement interconnectés et interdépendants. »