Trinh Xuan Thuan : « Le vide n’est pas le néant. »

- par Henry Oudin

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De l’invention du zéro, venue d’Orient, à la découverte récente d’une potentielle fécondité du vide – qui nous rapproche des grandes intuitions orientales –, en passant par la question de l’origine du monde et de la conscience, le célèbre astrophysicien Trinh Xuan Thuan nous guide dans nos interrogations, avec un talent pédagogique impressionnant, à la fois scientifique, philosophe et chercheur spirituel.

Qu’est-ce que le vide pour un astrophysicien du début du XXIe siècle ?

Nous croyons savoir que l’univers est parti de l’explosion d’un état infiniment petit, chaud et dense, le fameux big bang. Mais on pense aujourd’hui qu’en fait, tout est plutôt parti d’un vide. Un vide différent de celui auquel nous sommes habitués, qui est un espace dénué de toute activité. D’ailleurs, même le bouddhisme dit que le vide n’est pas complètement vide – penser le contraire serait du nihilisme. En fait, il n’y a jamais de vide complet. En science, c’est quelque chose de certain. C’est vrai du « vide intergalactique », où il y a toujours un peu de matière. L’« énergie noire » est une énorme masse inconnue, représentant 73% de la masse de l’univers ; ajoutée à la « matière noire », aussi mystérieuse, cela fait 96%… ce qui est quand même très embarrassant pour la physique actuelle ! Nous ne savons pas au juste de quoi sont constitués 96% de l’univers !

Vous voulez donc dire que pour les astrophysiciens, le néant absolu n’existe pas ?

Non. Et c’est la même chose dans les traditions religieuses. Je connais surtout le bouddhisme, pour qui le vide est plein de potentiel aussi. Le vide n’est pas le néant.

La « suprême vacuité » des bouddhistes a longtemps effrayé les Occidentaux.

Oui, parce qu’ils la confondaient avec le nihilisme. Au XIXe siècle, on écrivait en Occident que le bouddhisme était le « culte du néant ». Or, le bouddhisme ne dit pas que le monde n’existe pas. Il dit que le monde existe, mais qu’il est interdépendant, donc qu’il dépend toujours de quelque chose d’autre. Quand le bouddhisme dit que le monde est vide, il signifie ainsi que le vide est la substance intrinsèque. Le monde ne peut pas exister par lui-même. Mais il n’y a pas de dieu créateur non plus. Une création ex nihilo ne peut pas exister. Tout dépend toujours d’autre chose.

La question de l’origine est donc indéfiniment repoussée ailleurs, dans une spirale sans fin !

C’est pourquoi je dis que le modèle cosmologique le plus compatible avec le bouddhisme est celui de l’univers cyclique éternel, avec une infinité de big bang et de big crunch.

Mais si l’on entre dans le domaine spirituel, le vide n’est-ce pas ce que nous recherchons par la méditation ? L’éveil sans aucun objet.

C’est vrai, mais n’ayant jamais atteint le vide complet de cette façon, je ne peux pas vraiment vous en parler. Posez plutôt cette question au Dalaï-Lama ou à Matthieu Ricard (rire).

La suprême vacuité n’est-elle pas le lieu de tous les possibles ?

Si, pour moi, le vide bouddhiste, c’est ça. J’imagine que le méditant, en sortant du vide, se trouve en quelque sorte renouvelé, capable de créations nouvelles, prêt pour l’action. Je ne pense pas qu’un bouddhiste éclairé se contente de méditer et de se retirer du monde, ce qui serait de nouveau une attitude nihiliste. Il cherchera plutôt à agir dans le monde – le Dalaï-Lama agit constamment pour tenter de défendre le peuple tibétain de l’envahisseur chinois. Matthieu Ricard, que je connais assez bien, construit des orphelinats, des écoles, etc. Mais j’avoue que c’est un point que nous n’avons jamais abordé sérieusement. Dans nos discussions, je n’ai jamais demandé à Matthieu : « Qu’est-ce que le vide t’apporte profondément dans la méditation ? »

Si l’on considère ce que dit le « Principe anthropique fort », dont vous êtes un champion, on serait tenté de conclure que le vide en question était intelligent, puisqu’il nous avait en quelque sorte prévus dès le départ !

Oh, je ne sais pas si je peux aller jusque-là. Attribuer une conscience aux particules, je ne vois pas ce qui le permettrait. Cela reste l’un des grands mystères et je dirais même, pour moi, le plus grand mystère… Encore que Matthieu Ricard m’a dit que, selon le bouddhisme, il existerait des « flots de conscience » indépendants de la matière et présents dès le big bang.

« Au XIXe siècle, on écrivait en Occident que le bouddhisme était le « culte du néant ». Or, le bouddhisme ne dit pas que le monde n’existe pas. Il dit que le monde existe, mais qu’il est interdépendant, donc qu’il dépend toujours de quelque chose d’autre. »

Il y a un grand débat, notamment chez les neurobiologistes, pour savoir ce qui, de la matière ou de la conscience, précède l’autre. Beaucoup des scientifiques réductionnistes pensent que la seconde n’est qu’une émanation de la première. Mais le débat reste totalement ouvert. Personnellement, je fais le pari que la conscience est distincte de la matière et que tout ce que nous éprouvons, l’amour, les sentiments, l’inspiration et la créativité, n’est pas réductible à des courants d’électrons ou de mouvements de molécules. Mais de là à affirmer que les particules ont une conscience…

À quoi ressemblent ces « flots de conscience » ?

Nous en avons pas mal parlé avec Matthieu Ricard lors de l’écriture de L’infini dans la paume de la main (1). Comme les bouddhistes supposent que les humains renaissent continuellement, ces flots passent d’un support matériel à un autre, mais peuvent aussi s’en passer. Je n’ai rien à dire là-dessus. Je fais juste le pari que l’amour et les sentiments que nous éprouvons sont indépendants de la matière. Mais la science n’a rien à dire là-dessus. Et même si les neuro-cognitivistes parviennent désormais à décrire très précisément l’activité du cerveau quand nous pensons, agissons, éprouvons, cela ne prouve rien d’autre que l’existence d’une interface entre la matière et la conscience, ce qui est une lapalissade. Cela dit je ne suis pas neurophysiologiste et j’attends avec respect des découvertes qui prouveraient que je me trompe.

Inversement, croyez-vous que la matière n’est qu’une émanation de la conscience ? Le bouddhisme ne dit-il pas que le monde n’est qu’une vérité relative ?

Personnellement, je pense que matière et conscience coexistent. Ce sont deux états du réel. La conscience utilise les supports matériels pour se manifester. Mais tout cela, ce sont de pures spéculations, ne me faites pas dire que je présente ça comme une donnée scientifique !

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Henry Oudin

Henry Oudin est un érudit du bouddhisme, un aventurier spirituel et un journaliste. Il est un chercheur passionné des profondeurs de la sagesse bouddhiste, et voyage régulièrement pour en apprendre davantage sur le bouddhisme et les cultures spirituelles. En partageant ses connaissances et ses expériences de vie sur Bouddha News, Henry espère inspirer les autres à embrasser des modes de vie plus spirituels et plus conscients.

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