La spiritualité évoque souvent une différence qualitative avec le simple entraînement de l’esprit par exemple, parce qu’elle ouvre à quelque chose qui transcende les limitations de l’individu. Elle est censée nous amener à une dimension plus vaste, libre de nos conditionnements. Les grandes traditions spirituelles diffèrent sur la façon dont elles envisagent cette transcendance. La principale distinction concerne bien sûr les religions théistes et les traditions non théistes. Pour une tradition non-théiste, comme le bouddhisme ou le jaïnisme, cette transcendance est celle de la vérité ultime qui est au-delà de toutes les fabrications mentales et des illusions trompeuses de la vérité conventionnelle.
Du point de vue du bouddhisme, la pensée discursive et les élaborations conceptuelles sont incapables d’appréhender la réalité ultime parce que celle-ci transcende la pensée discursive. Cela ne signifie pas pour autant que la vérité ultime relève d’un mystère insondable et inatteignable. Il est possible d’en faire l’expérience directe en reposant dans la nature fondamentale, non-duelle et lumineuse de la conscience.
Si j’ai bien compris, dans le cas des religions théistes, le mystère de Dieu échappe à jamais aux êtres humains. Dans le cas du bouddhisme, on peut parler d’une forme de mystère, la nature ultime ne pouvant être pleinement décrite par des mots, des images ou des symboles. Ce n’est toutefois pas un mystère qui reste à tout jamais hors de portée. En progressant au long du chemin spirituel, on peut finalement faire l’expérience directe de la nature fondamentale de l’esprit et de la vérité absolue. Il s’agit là d’un mode d’expérience qui est libre de la dualité sujet-objet. C’est un mode de connaissance pure, une vérité que le Bouddha lui-même décrivait, après son Éveil, comme « profond, pacifié, lumineux, libre de concepts et non-composé ». Le Bouddha est ensuite resté silencieux pendant quarante-neuf jours, car il pensait que cette vérité était trop profonde pour être comprise par la plupart des êtres. C’était son enseignement ultime et il aurait pu s’arrêter là. Mais, afin de guider les êtres vers cette vérité, il a finalement accepté de transmettre sa connaissance d’une manière graduelle et conventionnelle, afin de guider les êtres, étape par étape, vers la vérité ultime.
« Celui qui a réalisé »
La vérité relative, ou conventionnelle, correspond à notre expérience empirique du monde, à la façon ordinaire dont nous l’appréhendons, c’est-à-dire en attribuant aux choses une réalité objective. Pour le bouddhisme, cette perception est trompeuse. En ultime analyse, on en vient à comprendre que les phénomènes sont dénués d’existence propre.
Le bouddhisme réfute l’existence d’entités indépendantes existant de manière autonome. C’est uniquement en relation et en dépendance avec d’autres facteurs qu’un événement peut survenir. Cette notion d’interdépendance est synonyme de vacuité d’existence propre. Ce terme n’indique pas une négation nihiliste du monde des phénomènes, mais l’absence d’entités autonomes.
« D’un mélange d’ombres et de lumières, nous sommes passés à un état où il n’y a plus la moindre zone d’ombre. »
La vérité ultime est au-delà des distinctions entre être et non-être, un et multiple, aller et venir, etc. Qui plus est, les deux vérités, relative et ultime, sont inséparables : la vérité relative correspond à la manifestation des phénomènes ; la vérité ultime à leur vacuité d’existence propre.
Transcender l’esprit conditionné par l’ignorance est sans doute ce que l’on pourrait appeler « spiritualité » dans le bouddhisme. C’est un processus fondamentalement libérateur. Le mot sanscrit « bouddha » signifie « celui qui a réalisé », celui qui a intégré la vérité. Le mot par lequel est traduit Bouddha en tibétain, « sanguié », est composé de deux syllabes : « sang » signifie qu’il a « dissipé » tout ce qui obscurcit la connaissance, tandis que « guié » indique qu’il a « développé » toutes les qualités, comme un lotus pleinement épanoui. D’un mélange d’ombres et de lumières, nous sommes passés à un état où il n’y a plus la moindre zone d’ombre. Le chemin menant à cette réalisation spirituelle est certes long, mais il est accessible à tous.
Voir le ciel par le chas d’une aiguille
En général, on considère que l’on progresse au long d’un continuum qui mène de l’ignorance à la connaissance, de la souffrance à la libération des causes de la souffrance. Mais il peut également arriver que certains aspects de la connaissance surgissent soudainement, comme un fruit mûr qui se détache de la branche. On peut ainsi avoir des ouvertures sur la nature ultime des choses, qui ne sont pas encore cette réalité ultime, mais qui sont en harmonie avec elle, tout comme une peinture représentant une bougie représente de manière correcte l’aspect d’une véritable bougie. On peut donc avoir, sur le chemin, des éclairs de compréhension qui sont en harmonie avec la nature du Bouddha, présente en chacun de nous, sans pour autant être équivalente à la pleine réalisation de cette nature.
À mesure que l’on s’efforce de progresser au long du chemin spirituel, il arrive que l’on ait le sentiment de mieux comprendre la nature de notre esprit. Les maîtres spirituels nous disent que c’est comme le ciel que l’on voit par le chas d’une aiguille. C’est bien le vrai ciel, mais une toute petite partie de son immensité. Puis, peu à peu, cette compréhension devient vaste et lumineuse. Ces progrès ne sont possibles que parce que la nature du Bouddha est présente en nous. Si ce n’était pas le cas, nous n’arriverions à rien, tout comme une graine en plastique ne donnera jamais une fleur