Comment avez-vous découvert le bouddhisme ?
À une époque de ma vie, j’ai ressenti la nécessité du silence que j’ai traduit par un besoin de spiritualité, et j’ai alors visité des lieux de culte à la recherche d’un peu d’apaisement.
À l’âge de trente ans, mon métier m’a amené au Japon ; sur place, j’ai découvert le bouddhisme zen et le shintoïsme, je me suis senti en connexion avec cette culture, notamment lors d’une visite au Mont Koya (1). J’ai passé quelques jours parmi les moines bouddhistes, et depuis, j’y retourne régulièrement. Cette spiritualité, interconnectée à la nature, me permet de vivre en harmonie avec la société et avec moi-même. C’est fondamental : si l’on veut diffuser un message positif, il faut d’abord être positif, bienveillant avec soi-même. Avant cette première immersion au Japon, je lisais des ouvrages sur le bouddhisme, je suivais des émissions, mais sans véritablement en comprendre les tenants et les aboutissants. La lecture que l’on en faisait en France me semblait compliquée, d’autant que pour moi, le bouddhisme souffrait de certains clichés sur ces moines en robe orange, qui, me semblait-t-il, amusaient et inquiétaient le monde judéo-chrétien.
Trouvez-vous le temps de pratiquer quotidiennement ?
Je fais une séance de méditation assez poussée par semaine et je m’accorde, chaque jour, un moment où je me pose pour travailler sur ma respiration. J’ai intensifié cette parenthèse journalière depuis quelques années, car je voulais être capable de mettre du temps entre mes émotions et mes actions. Dans le monde de l’entreprise, où la pression est toujours plus forte et l’exigence de réponses immédiates sans cesse accrue, j’ai ressenti le besoin d’accentuer ces temps de méditation pour retrouver plus de sérénité et de spontanéité.
Concrètement, comment faites-vous pour jongler entre vos restaurants, boulangeries-pâtisseries, ateliers de recherches culinaires, écoles de cuisine et œuvres caritatives, sans vous laisser déborder par le temps ? Le bouddhisme vous aide-t-il à gérer ce tourbillon ?
Je ne parlerais pas d’un tourbillon, mais d’une spirale dynamique qui tourne autour des choses simples de la vie. Tout d’abord, il y a la cuisine, mon métier, une activité qui crée du lien social, du partage. Puis, il y a ensuite ces œuvres caritatives, qui répondent elles aussi à une démarche environnementale. Même si je suis issu d’un milieu ouvrier très modeste, je ne me suis jamais dit : dorénavant, je vais aider les pauvres ! Ma réflexion, nourrie par les principes bouddhistes, consiste à me demander comment agir contre cette débâcle environnementale, notamment en proposant des projets aux jeunes gens. Je me rappelle d’un portrait de moi diffusé à la télé, dans lequel le journaliste soulignait le fait qu’un gosse des quartiers comme moi puisse réussir, ou du moins s’extraire de sa condition sociale. Cela m’avait interpellé, je me suis dit : pour un type qui sort de la cage d’escalier, combien y restent ? Selon une étude (2), 1,3 million de jeunes n’ont aucun projet d’avenir, c’est une catastrophe ! Cette idée d’une spirale dynamique repose sur la loi de la cause à effet, et permet d’impliquer les jeunes par exemple dans des projets et de leur éviter de rester piégés dans un tourbillon négatif.
Cette démarche s’inscrit dans la vision du bouddhisme engagé que vous suivez.
Tout à fait. J’aime cette idée du bouddhisme engagé. À mes yeux, l’altruisme est une absolue nécessité ! Il ne s’agit pas d’une fraternité qui consisterait à porter l’autre, mais plutôt à l’aider à s’épanouir. Je trouve cela bien plus intéressant que de donner des béquilles à quelqu’un.
Cet engagement passe également par le bushido (la « voix du guerrier »), ce code de la chevalerie du Japon médiéval que vous mentionnez régulièrement. On pourrait y déceler un sentiment de revanche sur une enfance compliquée ?
Non, bien au contraire. Maître Musashi, un grand sabreur japonais, qui vécut au XVIe et XVIIe siècles, disait : « Sabre et méditation ne font qu’un« . Comme tous les chefs d’entreprise, je dois régulièrement trancher une décision, mais rien n’impose de le faire comme un bourreau ! Le bushido confère un sentiment de calme, une adhésion tranquille à l’inévitable, une connivence avec la mort. Quand vous ne redoutez plus le moment où la veilleuse va s’éteindre, cela vous libère et vous simplifie grandement la vie !
Qu’il s’agisse des arts martiaux ou de la cuisine, vous évoquez souvent la recherche du geste juste, le zanshin (l’esprit du geste) dans le bouddhisme Zen. Quel est le bienfait de cette pratique ?
J’ai appris la pâtisserie et la cuisine selon la manière occidentale, où l’on m’a expliqué que dans un poisson, par exemple, il y avait 70% de perte ! Au Japon, les cuisiniers travaillent chaque partie du produit : la tête sert au kabuto daishi (3), le ventre, les viscères, la queue, les arrêtes, tout est utilisé. En somme, cela consiste à reconnaître la pleine valeur d’un produit offert par la nature.
« La cuisine rejoint le bouddhisme en ce sens qu’elle conjugue les notions de plaisir, bien-être et santé. »
Quand je suis arrivé au Japon, j’ai découvert une autre façon de cuisinier, j’avais l’impression d’être un ignorant. Les grands maîtres locaux me disaient : « La cuisine, c’est la maîtrise du geste : la coupe juste, le goût juste ; la maîtrise du feu (la cuisson) ; la maîtrise du temps, celui de (faire) de l’action et celui de la saisonnalité. » Avec cette grammaire-là, vous restez au plus près du goût originel du produit. Sublimer un aliment requiert donc un geste juste. Il en va de même dans les arts martiaux : au judo, un beau geste est un geste efficace, qui répond à ce même triptyque : maîtrise du geste, maîtrise du feu, qui est l’énergie contenue, et maîtrise du temps, c’est-à-dire le bon timing pour faire le mouvement.
On ne peut s’empêcher d’y voir un lien aux Instructions du cuisinier zen de Dôgen.
Cet ouvrage m’a beaucoup influencé ; je l’ai lu et relu plusieurs fois, car cette philosophie nous touche forcément lorsqu’on travaille en cuisine. En tant que cuisinier, vous transformez constamment des produits, vous devez les sublimer tout en élevant votre esprit, l’un ne va pas sans l’autre. C’est ce qui est intéressant dans ces Instructions de Dôgen et dans le métier de cuisinier, cela va bien au-delà du fait de remplir des estomacs.
Appliquez-vous certains des enseignements bouddhistes, comme l’impermanence ou l’interdépendance des phénomènes, quand vous cuisinez ? Ou lorsque vous menez des recherches en matière de cuisine moléculaire ?
Au Centre Français d’Innovation Culinaire d’Orsay, avec Raphaël Haumont (4) nous travaillons beaucoup sur le biomimétisme, qui consiste à observer et comprendre ce que la nature peut nous apporter. Un exemple : comment se débarrasser du PVC, un polymère extrêmement toxique pour la planète, en travaillant sur des membranes végétales comme celles des grains de raisin ? Dans cette réflexion, la notion d’impermanence du bouddhisme est très intéressante, mais nous sommes encore trop souvent dans le copyright ; je crois qu’il faut plutôt accepter de voir les choses autrement, et créer, questionner…
Quelles réponses concrètes peut apporter le bouddhisme aux défis actuels en matière d’alimentation ?
Premier message : mangez mieux, mangez moins. Considérez que ce que vous mangez a un impact social. Si vous n’êtes pas végétarien, mais que vous considérez que la souffrance animale est un problème, commencez par réduire votre consommation de viande et devenez flexitarien. Second conseil : savoir acheter un produit en privilégiant les circuits courts, être locavore, pour financer une agriculture raisonnée. Rien qu’en suivant ces deux démarches, vous faites déjà un grand pas pour la planète !
« J’aime cette idée du bouddhisme engagé. À mes yeux, l’altruisme est une absolue nécessité ! Il ne s’agit pas d’une fraternité qui consisterait à porter l’autre, mais plutôt à l’aider à s’épanouir. Je trouve cela bien plus intéressant que de donner des béquilles à quelqu’un. »
Je rappelle que les spécialistes annoncent une possible pénurie d’eau potable en 2050, l’urgence écologique concernera donc l’eau : aujourd’hui, celle que nous filtrons dans les stations spécialisées est davantage consommée par les animaux destinés à l’abattage que par les humains ! D’où les recherches que je fais sur l’eau végétale. Enfin, il faut parler du problème des déchets. Comment les réduire ? Aujourd’hui, un cuisinier produit 30% de déchets, c’est énorme ! La cuisine de demain devra répondre à ces défis sans brader la notion de plaisir gustatif. La cuisine rejoint le bouddhisme en ce sens qu’elle conjugue les notions de plaisir, bien-être et santé.
Quel serait votre plat signature le plus « bouddhiste » ?
Le risotto de soja. Un jour, suite à une erreur de livraison, je me suis retrouvé avec du soja cuisiné. Je ne savais pas quoi en faire, j’ai donc demandé à l’un de mes stagiaires japonais de le cuisiner. Comme il n’avait pas d’idée de recette, il s’est mis à le découper en minuscules morceaux, ça ressemblait finalement à du riz carnaroli. Je me suis : pourquoi ne pas le cuire en risotto ? Cela a donné un jeu de texture et de température très intéressant. Ce plat symbolise bien l’état d’esprit bouddhiste, car il illustre l’idée qu’il existe une vraie richesse dans la diversité et le croisement des cultures