Suivant l’adage du « wakon yôsai » – « âme japonaise, savoir étranger » –, une spécificité du génie nippon réside dans sa capacité à assimiler des idéologies étrangères tout en préservant une identité culturelle affirmée. Cette idée résume bien l’histoire du bouddhisme dans ce pays, comme l’exposent les auteurs de cet ouvrage dense, sobre et passionnant, intitulé La pensée japonaise.
Introduit au milieu du VIe siècle via la Chine, le bouddhisme y a « joué un rôle formateur de la pensée et de la sensibilité japonaises », tout en étant reçu « d’une façon plutôt distincte de son état primitif en Inde et en Chine » – plus en harmonie avec les croyances préexistantes dans l’archipel. Tout au long de son histoire, le pays du Soleil-Levant n’aura pas cessé de développer des concepts originaux au cœur de cette tradition.
Terreau commun
Le mélange s’est appuyé sur une proximité idéologique et une aspiration commune. La pensée japonaise comme le bouddhisme nourrissent généralement une défiance vis-à-vis de la méthode scientifique et du rationalisme occidental. Jusqu’au XIXe siècle, si les Japonais ont peu à peu accepté cette approche dans les sciences naturelles, ils ont conservé à son égard « une attitude fondamentalement négative dès lors qu’il s’agissait de comprendre l’être humain en lui-même », la divinité ou encore le caractère sacré de l’existence. Ce positionnement paraît plus radical encore que dans le bouddhisme chinois par exemple. Ce dernier a développé d’abondants et complexes traités philosophiques sur la spiritualité tout au long de son histoire, tandis que la tradition japonaise se caractérise par un net « désintérêt pour la spéculation métaphysique » et une tendance à la simplification.
La pensée japonaise comme le bouddhisme nourrissent généralement une défiance vis-à-vis de la méthode scientifique et du rationalisme occidental.
Entre les XIIe et XIVe siècles notamment, le nouveau bouddhisme, dit de « Kamakura », résume l’essentiel des enseignements chinois à quelques principes simples et concrets. « On réduisit le transcendant à l’immanent, et l’accent fut mis sur ce monde-ci, sur le vécu, sur l’acte ici et maintenant. » La spiritualité japonaise se fonde notamment sur l’intuition que la divinité fait partie de ce monde, et que les humains sont donc susceptibles de s’y éveiller au cours de leur vie. Cette croyance autochtone, « la plus primitive avant l’introduction du bouddhisme », trouve un écho favorable dans la notion d’Éveil spirituel ou d’illumination – mais là encore avec des nuances : le bouddhisme originel réservait généralement cette possibilité à quelques rares individus, tandis qu’elle devient rapidement universelle dans l’archipel. Selon l’école du Grand « Véhicule Unique » (« Ichijô »), établie au VIIe siècle, tout le monde peut devenir un bouddha.
Le sentiment esthétique des choses
En mettant ainsi l’accent sur la vie concrète et immédiate de tout un chacun, le bouddhisme japonais réduit du même coup l’Éveil à de meilleures façons de vivre au quotidien. Contrairement à certaines traditions d’origine indienne notamment, « pratique et Éveil coïncident dans le temps » ; de nombreux intellectuels n’en font même plus un cap à franchir, mais plutôt une sorte de moment de grâce pouvant survenir et s’atténuer à chaque instant de la vie. Cette idée a notamment été envisagée sous le prisme du « mono-no aware » ou « sentiment esthétique des choses » – l’expression traduit, selon le contexte, une forme de contact direct avec la réalité, de fusion entre les hommes et les objets qu’ils perçoivent, de vibration presque poétique…
Aussi loin que l’on puisse remonter dans l’histoire de l’archipel, on retrouve ainsi l’idée que toute activité ou profession peut se muer en art et en sagesse, dès lors qu’on s’y attelle avec sincérité, exigence ou rigueur. Au Japon, les exemples les plus connus relèvent des arts martiaux (« bushidô »), de l’arrangement des fleurs (« kadô » ou « ikebana ») ou encore de la cérémonie du thé (« sadô » ou « chanoyu »), mais, fondamentalement, n’importe quel acte profane comporterait quelque chose de sacré, et réciproquement. Suivant l’école de Soto, établie au XIIIe siècle, l’essentiel serait d’agir du mieux que l’on peut, sans chercher à atteindre quelque chose de plus, et surtout en laissant les choses venir à soi. Il n’y a dès lors pas de voie royale pour vivre son bouddhisme. Comme le résume un proverbe japonais : « Il y a plus d’un chemin pour faire l’ascension du mont Fuji, mais tous conduisent au sommet »