Parmi les différentes pratiques de méditation bouddhistes, celle des jhanas reste certainement la plus méconnue. Bien qu’elle occupe une place extrêmement importante dans les textes – et qu’elle soit même celle que le Bouddha pratiqua juste avant d’atteindre l’Éveil -, son enseignement n’a pas été autant diffusé en Occident que celui de la méditation dite de Vipassana. Certains disent même que les jhanas ne sont pas nécessaires à la libération, mais parvenir aux jhanas présente pourtant beaucoup d’avantages et, depuis une dizaine d’années, elle semble même en passe d’être « réhabilitée » !
Deux ouvrages, depuis peu disponibles en traduction française, tentent de mieux faire connaître cette pratique : Le manuel de méditation selon le bouddhisme Theravada d’Ajahn Brahm, paru aux éditions Almora en avril 2011, et Initiation à la méditation profonde en pleine conscience de Bhante Henepola Gunaratana.
Comme pour son best-seller consacré à la méditation de Vipassana (Méditer au quotidien), Bhante Gunaratana présente, avec une clarté remarquable, un exposé tout à fait classique de cette pratique, inspiré de l’ouvrage de référence en la matière, le Visuddhimagga (Chemin de la purification) de Buddhaghosa. Dans un style limpide et accessible, Bhante Gunaratana s’adresse aux Occidentaux en sachant rendre compréhensible un vocabulaire souvent technique et des expériences fort peu communes…
Nous vous proposons de découvrir quelques extraits de son chapitre 2, introductif, dans la traduction de Gilbert Gauché, parue chez Marabout le 9 mai 2012.
La concentration et les jhanas
« La concentration est un rassemblement de toutes les forces positives de l’esprit en un rayon intense. Maîtriser la concentration signifie apprendre à diriger ce rayon et à le maintenir là où nous le voulons. Cette forme de concentration est forte et énergique, et pourtant douce, et elle ne vacille pas. Développer la concentration demande d’abord d’éliminer certains facteurs mentaux qui l’empêchent de croître. Ensuite, nous apprenons à diriger son faisceau sur les choses justes qui, dans l’esprit, sont véritablement bénéfiques. Quand nous étudions attentivement les facteurs négatifs, ils cessent de nous lier et nous en nous libérons. Associée à l’attention, la concentration permet à l’esprit de se regarder lui-même, d’examiner ses propres mécanismes, de trouver et de dissoudre les éléments qui empêchent son cours naturel.
Comment y parvenir ?
Nous progressons lentement vers la concentration, principalement en affaiblissant certains facteurs perturbateurs, puis en les mettant « en suspens ». En réalité, les éléments qu’il faut affaiblir ne sont que de petites choses : la peur, l’anxiété, la colère, l’avidité, la honte, par exemple. Ce sont de simples habitudes mentales, mais elles sont si profondément gravées en nous que nous croyons qu’elles sont naturelles, qu’elles font partie de notre esprit et, d’une certaine façon, qu’elles constituent des réactions au monde justes, correctes et appropriées. Qui plus est, nous pensons qu’elles sont nous ; nous croyons qu’elles sont, d’une manière ou d’une autre, inscrites dans notre nature fondamentale et nous nous identifions à elles. Ces choses-là sont à la base de notre façon de vivre, la seule manière de percevoir le monde que nous connaissions. Et nous pensons que nous en avons absolument besoin pour survivre, que celui qui ne voudrait pas agir ainsi serait stupide, que celui qui ne serait pas mû par ses émotions serait, au mieux un robot sans âme, au pire déjà mort. Pourtant, tous ces obstacles et empêchements ne sont que des habitudes. Nous pouvons apprendre à les connaître et à utiliser certaines techniques qui les mettent en sommeil pendant un temps. Ensuite, pendant que les obstacles sommeillent, nous pouvons faire l’expérience directe de la nature joyeuse, lumineuse et rayonnante de l’esprit fondamental sous-jacent.
Le vrai jhana est un état d’esprit équilibré dans lequel de nombreux facteurs mentaux sains travaillent ensemble harmonieusement. À l’unisson, ils rendent l’esprit calme, détendu, serein, paisible, apaisé, doux, malléable, vif et équanime.
Lorsque nous avons eu l’expérience de l’esprit tel qu’il est réellement, sous toutes les souillures mentales, nous pouvons commencer à faire apparaître par petites touches ce calme lumineux dans notre vie quotidienne. Ces moments privilégiés nous aident à éroder les habitudes que nous voulons éliminer et à atteindre une concentration plus profonde qui va permettre à une plus grande félicité de s’infiltrer dans nos vies. Celle-ci, à son tour, entraîne une compréhension plus profonde des habitudes négatives, ce qui les affaiblit encore plus. Et ainsi de suite. C’est une spirale ascendante dans la paix, la joie et la sagesse. Mais nous devons commencer ici, exactement là où nous sommes maintenant.
Que sont les jhanas ?
Ce livre est un guide menant aux jhanas. Les jhanas sont des états de la fonction mentale qu’il est possible d’atteindre par la concentration profonde. Ils sont au-delà du fonctionnement de l’esprit ordinaire, conceptuel – celui avec lequel vous êtes en train de lire ce livre en ce moment même. Pour la plupart d’entre nous, ce fonctionnement conceptuel est tout ce que nous n’avons jamais connu et le seul que nous concevions. En ce moment, il est peu probable que nous puissions même imaginer ce que serait être au-delà de la pensée, au-delà des perceptions sensorielles, au-delà de notre asservissement aux émotions. La raison en est que le niveau mental qui essaye d’imaginer est uniquement constitué de sensibilité, d’intellection et d’émotivité. C’est tout ce que nous avons la possibilité de connaître. Mais les jhanas se trouvent au-delà de ces phénomènes. C’est une gageure de les décrire, car les seuls mots que nous connaissions sont liés aux concepts, aux impressions sensorielles et aux émotions qui nous hypnotisent.
Le mot jhana est un dérivé de jha (qui provient du sanscrit dyai), dont la signification est brûler, supprimer ou absorber. Ce qu’il veut dire, en tant qu’expérience, est difficile à exprimer. Il est généralement traduit comme « un état méditatif profondément concentré » ou par « concentration d’absorption » ou même simplement par « absorption ». Cependant, traduire jhana par « absorption » peut être trompeur. Vous pouvez être absorbé dans n’importe quoi – payer vos impôts, lire un roman, concevoir une vengeance, pour citer quelques simples exemples. Mais, il ne s’agit pas de jhana. Le mot « absorption » peut aussi suggérer que l’esprit devient comme une pierre ou un légume, sans aucune sensation, perception ou conscience. Quand vous êtes totalement absorbé dans le sujet de votre méditation, quand vous vous unissez à lui, ne faites plus qu’un avec lui, vous êtes complètement absent. Mais ce n’est toujours pas le jhana, du moins pas ce que les bouddhistes considèrent comme un « vrai jhana ». Dans le vrai jhana, vous pouvez être inconscient du monde extérieur, mais vous êtes complètement présent à ce qui se passe intérieurement.
Le vrai jhana est un état d’esprit équilibré dans lequel de nombreux facteurs mentaux sains travaillent ensemble harmonieusement. À l’unisson, ils rendent l’esprit calme, détendu, serein, paisible, apaisé, doux, malléable, vif et équanime. Dans cet état d’esprit, la pleine conscience, l’effort, la concentration, et la compréhension sont consolidés. Tous ces facteurs travaillent ensemble, en équipe. Et, comme il n’y a pas de concentration sans sagesse, ni de sagesse sans concentration, les jhanas jouent un rôle très important dans la pratique de la méditation (…)
Article publié par l’Institut d’Études Bouddhiques (https://bouddhismes.net/)