Amusons-nous un instant à prendre le zendo comme métaphore du couple. On pénètre dans le dojo dédié à la méditation, lentement, en conscience, silencieusement, le rythme de nos pas calé sur celui de ceux qui nous précèdent. La plupart du temps, cet espace est une pièce blanche dans laquelle flotte un parfum d’encens, le plancher est patiné par les cirages soigneux. Il ne viendrait à l’idée de personne de se montrer bruyant, débraillé. Au contact du sacré et du mystère, notre dos se redresse, notre conscience s’ébroue, nous ressentons de la gratitude à pénétrer dans un lieu loin du brouhaha et de la violence du monde. Dans le zendo, chacun médite au milieu des autres. L’extrême attention portée aux gestes et à la respiration rend possible ce qui est a priori impossible, à savoir l’alliance de la promiscuité et de l’harmonie. Dans cet espace, je respecte et je suis respecté.
De petits manquements en petites indélicatesses
« La faute se cache toujours dans l’inattention », nous dit le Zen. En est-il ainsi dans mon couple ? N’ai-je pas tendance à confondre intimité et familiarité ? Mes mouvements, mes gestes et mes mots font-ils la différence entre intimité et laisser-aller, intimité et familiarité ?
Au prétexte que nous partageons le pain et le lit, nous nous accordons des écarts de langage, des petites indélicatesses, des accès d’égoïsme et de paresse. C’est ainsi que de petits manquements en petits oublis, le zendo se transforme en un espace désacralisé, où délicatesse, respect et attentions sont absents. C’est inévitable, nous dit-on, le quotidien tue l’amour. Quelle illusion ! Il faut se ressaisir, prendre la peine de penser : qu’est-ce que la vie quotidienne sinon la vie tout court ?
Sacré quotidien
La vie quotidienne est l’essence même de la vie, l’expression de sa réalité. Et cette réalité est ce que nous en faisons. Si notre œil distrait balaie le paysage et les visages, si notre corps reproduit les gestes automatiques sans conscience ni plaisir, si nos mots s’échappent de notre bouche comme une rengaine mille fois chantée, alors oui, le quotidien est usant, ennuyeux et dévitalisant. Mais, comme nous y invite le Zen, adoptons le regard du débutant. Si notre regard se faisait curieux et attentif, alors nous nous rendrions compte que tout est éternellement nouveau. Jamais deux fois la même lumière sur le mur, jamais deux fois le même rire d’enfant dans la rue, jamais deux fois le même baiser sur la même peau. Lorsque nous nous immergeons totalement dans l’instant présent, attentif aux mille saveurs qui le composent et le renouvellent minute après minute, nous sommes au cœur même de la vie, mouvante et éternellement neuve. Et nous ne pouvons pas nous en lasser.
Que faire pour préserver le zendo de notre couple ? Agir. En alignant son cœur sur sa conscience et ses actes sur son cœur.
Osons le dire et l’assumer, nous sommes directement responsables de l’ennui ou du laisser-aller qui règnent dans le zendo de notre couple. Et ce n’est certainement pas en se lamentant sur la disparition des jours heureux ni en remâchant reproches et récriminations que nous allégerons l’ambiance et embellirons les lieux… Que faire alors ? Agir. En alignant son cœur sur sa conscience et ses actes sur son cœur. Posons un regard neuf, un regard de débutant sur ce sacré quotidien et transformons le quotidien sacré. Méditons cette phrase de P’ang Yun : « Mes pouvoirs surnaturels ? Mes pouvoirs merveilleux ? C’est puiser de l’eau et coltiner du bois ! ».
Intense présence
Dans un ouvrage collectif consacré à la présence (1), Fabrice Midal écrit que « le rapport à la présence implique de passer d’un régime d’usage à un autre régime fait d’attention et d’ouverture ». C’est en multipliant ces rendez-vous avec la présence que nous nous rendons peu à peu plus sensibles et plus ouverts à notre environnement et aux autres. « Alors je découvre que la présence est vraiment un présent – un don qui ne cesse de m’être octroyé sans raison et qui signe la beauté même d’être un être vivant. »
Étendons cette attention à celui ou à celle qui partage notre vie, cessons de considérer son « être global » qui est la plupart du temps l’habitude que nous avons d’elle ou de lui, pour plonger sans sa singularité, ici et maintenant. Être pleinement attentif à sa voix, ses mots, son regard, sa présence physique et énergétique. Être pleinement attentif et réceptif à ce qui est en train de se passer entre soi et l’autre. De positif comme de négatif. Plus la conscience d’être s’affûte, plus la routine perd son sens, plus l’ennui recule, moins le laisser-aller dispose de place pour s’installer. Plus nous pouvons aussi procéder, au fil de l’eau, aux ajustements que nous trouvons nécessaires. Dans l’attention pleine que nous accordons à l’instant présent, c’est l’inattendu qui surgit, la beauté de l’éphémère qui nous saisit, la fragilité de la vie qui nous émeut. Cette attention se cultive, jour après jour. Deux conditions sont requises : le vouloir et persévérer. Quittons-nous sur cette phrase de Bouddha : « Ce cœur vacillant, inconstant, difficile à garder, difficile à contrôler, le sage le rectifie comme le faiseur de flèches rend droite une flèche. »