Qu’est-ce qui fait la singularité du bouddhisme vietnamien ? Vous écrivez qu’il se trouve au croisement de la tradition Mahayana et de la tradition Theravada.
Mes recherches portent en effet plus particulièrement sur le sud du Vietnam, en particulier sur le delta du Mékong qui est géographiquement un lieu de rencontre entre ces deux traditions. Si l’on s’intéresse au monde actuel du bouddhisme Mahayana de l’Asie sinisée, il faut rappeler qu’il a noué précédemment des relations avec d’autres pratiques et avec d’autres traditions en Asie centrale, qui a toujours été une zone de contact entre les mondes indien, persan, mongol, tibétain et chinois. À un autre niveau d’analyse de temps et d’espace, la singularité du delta du Mékong et du sud du Vietnam tient au fait que ce sont des lieux d’interface et d’entrecroisement de ces deux traditions.
Lors de l’expansion vietnamienne vers le sud, les pratiques bouddhiques Mahayana ont été intégrées dans ce que l’on appelle les « trois enseignements » du confucianisme, du taoïsme et du bouddhisme. Au cours des XIXe et XXe siècles, cette rencontre des traditions religieuses et des peuplements a donné corps à des expressions rénovées et modernes de bouddhisme en conséquence directe des réinterprétations des textes et des pratiques du bouddhisme Theravada et du bouddhisme Mahayana, qui se sont exprimés dans le sud du Vietnam.
Quand ces mouvements de rénovation et de revitalisation se sont-ils amorcés ?
Le mouvement de rénovation du bouddhisme remonte au XIXe siècle. Dans le bouddhisme Theravada, sous la dynastie des Rama en Thaïlande, on observe un premier mouvement de rationalisation du bouddhisme, autrement dit de réflexion sur les textes, de compilation et de réagencement chronologique des sutras et des règles monastiques. Au début du XXe siècle, c’est plutôt le bouddhisme Mahayana qui se tourne vers ses propres traditions textuelles et sur la place du bouddhisme dans la modernité. C’est dans ces années-là que les sutras commencent à être transcrits et traduits pour la première fois en vietnamien (romanisé, quôc ngu). Avant, ils ne circulaient essentiellement qu’en chinois. S’est manifesté alors la volonté d’éditer sous forme romanisée les textes bouddhiques, afin que les bonzes se réapproprient leurs propres savoirs et que l’ensemble de la population vietnamienne puisse en avoir un accès direct. Les journaux et imprimés permettent ainsi de diffuser des textes qui, jusqu’à présent, étaient uniquement conservés dans des pagodes et lus par les bonzes. Les laïcs se chargent alors d’une part importante de la transmission de l’éducation bouddhique. Ils jouent un rôle majeur dans le phénomène de rénovation de ce bouddhisme qui suscite une véritable ferveur populaire.
Le bouddhisme vietnamien aurait connu, écrivez-vous, son acmé au XIVe siècle puis une lente décadence jusqu’au XIXe siècle.
On observe en effet une période extrêmement féconde et prospère du bouddhisme vietnamien du XIe siècle au XIVe siècle, période pendant laquelle les dynasties Ly et Tran ravivent l’importance du bouddhisme dans la société. C’est à ce moment-là que le deuxième empereur de la dynastie des Tran fonde ce qui va devenir la première école du bouddhisme vietnamien de méditation dhyana, ce qu’on appelle le Zen, et que l’on nomme au Vietnam le Thiên. On observe ensuite un retour du confucianisme d’État. Le bouddhisme perd alors sa relation de proximité avec les empereurs et se trouve ainsi relégué dans une position mineure. La tradition et l’étude du bouddhisme perdent leur prestige et régressent pour devenir une pratique populaire villageoise ou bien isolée dans des modestes monastères jusqu’au XVIIIe et XIXe siècles. Comme ailleurs, les effets de la colonisation et de la modernisation vont se faire sentir au Vietnam. Parallèlement à la découverte de la science moderne, des idéologies du progrès et du positivisme, on observe ainsi un regain d’intérêt pour les croyances et les cosmologies asiatiques et, sous une forme plus érudite, l’exégèse. On entre alors dans un processus qui tend à redéfinir la place de la pensée bouddhique et de la pratique bouddhique dans le monde moderne.
Quel a été l’impact de la guerre du Vietnam sur ce processus ?
Avant d’évoquer la guerre du Vietnam, il est nécessaire de rappeler cette œuvre de rénovation religieuse antérieure. Le bouddhisme dont on louait l’esprit de tolérance, les effets sur l’apaisement des douleurs individuelles et collectives, exprimait, au regard du régime colonial, peu de revendications politiques. Lors de la décolonisation, particulièrement violente au Vietnam, le bouddhisme de va être soumis à des tensions et entraîné dans le cycle de la révolution. Le dilemme qui se pose aussi bien aux bonzes qu’aux laïcs est alors celui de savoir si l’on peut être à la fois bouddhiste et patriote. Comment s’engager dans la lutte pour l’indépendance et pour quelle société ? Certains vont le faire et prendre ouvertement position dans la guerre froide, d’autres plus nombreux rester dans une position de neutralité.
« Lors de la guerre du Vietnam, le dilemme qui se pose aussi bien aux bonzes qu’aux laïcs est alors celui de savoir si l’on peut être à la fois bouddhiste et patriote. »
Pendant la guerre d’Indochine, on observe des phénomènes de mobilisation bouddhique qui n’ont rien à voir avec ce qui s’est déroulé dans les années 1960, lorsque le pays était déchiré entre un nord contrôlé par la République démocratique du Vietnam et un Sud régi par la République du Vietnam. Le bouddhisme vietnamien va alors connaître une évolution asymétrique : au nord, le sangha bouddhique passe sous le contrôle du Front de la patrie et sa pratique populaire, comme toute autre pratique religieuse, chute alors qu’au Sud, le mouvement de rénovation du bouddhisme se poursuit. De nombreuses organisations bouddhistes interagissent dans les événements locaux et dans les débats de société, dont certains ont une résonnance internationale. Depuis la fin de la guerre et la réunification du Vietnam, la question de la réunification du sangha et de sa présence dans la société contemporaine s’est posée avec acuité. Aujourd’hui, le bouddhisme vietnamien connaît une rare vitalité que l’on perçoit aussi bien dans le pays qu’à l’étranger, où vivent des nombreuses communautés vietnamiennes. Compte tenu des relations historiques, la France reste un centre important de pratique et d’enseignement bouddhiques vietnamiens.