Nishijima Roshi, affectueusement surnommé Gudô (« voie de l’imbécile »), était un personnage étonnant : diplômé de la prestigieuse Université de Tokyo, petit homme trottinant d’un pas alerte et infatigable dans les rues de la capitale japonaise, consultant d’une grande entreprise, auteur de nombreux ouvrages sur le Zen et l’œuvre de Dôgen, il est surtout connu en Occident pour sa pratique d’un Zen épuré et ses nombreux disciples atypiques.
Né au lendemain de la Première Guerre mondiale, jeune étudiant brillant, il pratique avec le vieux Sawaki Kodo, qui, refusant la sclérose des monastères et accueillant un public laïque très divers, traîne son dojo de l’escargot d’hôtel en auberge. Il impressionne le jeune Nishijima par ses prêches cinglants et la majesté silencieuse de son assise, et ce dernier se convertit absolument à la réalité du zazen, le zen où l’on ne fait ni ne fabrique rien, le zen qui libère des enfers et des mirages du paradis. Il visite souvent Antaïji, où le vieux maître s’installe avec une poignée de disciples rebelles. À la mort de ce dernier, il décide de pratiquer sous la direction d’un autre grand personnage du zen, Niwa Rempo, qui est très admiratif face à ce cadre d’une grande entreprise japonaise portant le kesa au-dessus de son costume-cravate et s’asseyant avec détermination, et dit aux prêtres qui l’entourent : voilà un vrai Bouddha. Il décide de l’ordonner moine puis l’invite à Eiheiji pour lui donner la transmission du Dharma en décembre 1977. Dans les années 80, Gudô ouvre son dojo de Tokyo et, accompagné de la nonne Taïjun, reçoit de nombreux Occidentaux dans son bureau, où il les invite à s’asseoir. Souvent pour presque rien et avec pour seule obligation celle de venir pratiquer de bon matin. Nombre d’Américains et d’Européens se joignent à lui et parfois se réunissent au temple de Niwa, le Tokein, pour de plus longues retraites.
Le zazen à la lueur de la science moderne
Son approche du zen est très largement fondée sur les trois philosophies et la réalité ultime qu’il reconnaît comme une part constitutive de la pensée de Dôgen : la première est la perception idéaliste et spiritualiste travaillée par le sujet (l’insatisfaction ou noble vérité de la souffrance), la deuxième consiste en une perception matérialiste et objective (le désir) et la troisième intègre et dépasse les deux précédentes (l’extinction). Cependant, c’est la réalité ultime qui est ineffable et au-delà du langage et des théories qui constituent le chemin octuple dans le bouddhisme. Cette compréhension s’enracine aussi dans sa compréhension du zazen à la lueur de la science moderne et de ses découvertes : il voit dans l’assise dépouillée et nue une façon de réguler le système nerveux autonome, de l’équilibrer et y voit la réalisation de cet abandon du corps et de l’esprit, dont Dôgen fait état. Il ne nie pas l’existence de Dieu qu’il voit dans la réalité même de l’univers tel quel et non hors de lui. Pour lui, pratiquer le zazen, le zen assis, c’est devenir Bouddha, c’est-à-dire vivre et réaliser la réalité même du monde dans sa vie.
Soucieux de sortir le zen de son antre institutionnel, il prend l’initiative de transmettre le Dharma à de nombreux Occidentaux. Mike Eido Luetchford, le traducteur du Shobogenzo, Mike Chodo Cross qui étudie et pratique avec lui de nombreuses années, le musicien et prolifique auteur Brad Warner, le juriste Jundo Cohen et Nissim Amon comptent parmi les plus connus. Il transmettra également ce Dharma à plusieurs Français dont Jean-Marc Tenryu Bazy, l’auteur et activiste Eric Jiun Rommeluère, Michel Yudo Proulx et la Belge Nicole de Merkline. Toutes ces transmissions, bien que non officielles, sont reconnues et respectées par les autorités du zen soto japonais.
Pour lui, pratiquer le zazen, le zen assis, c’est devenir Bouddha, c’est-à-dire vivre et réaliser la réalité même du monde dans sa vie.
Son héritage est considérable, il consiste surtout à avoir transmis le zen hors de l’institution à une poignée de personnalités très différentes et souvent originales. On lui doit avec Mike Cross la traduction la plus fidèle du colossal Shobogenzo de Dôgen et beaucoup de cette fraîcheur et de cette diversité dont le zen est capable. Il décède très paisiblement le 28 janvier 2014 d’une pneumonie à l’hôpital. Fidèle à sa personnalité forte et déterminée, le maître refuse l’acharnement thérapeutique qui lui est proposé, choisissant de « décider seul de sa propre mort ».