La société dans laquelle évoluait le Bouddha était marquée par de rigoureuses distinctions sociales. Aux trois grandes classes – sacerdotale (les brahmanes), aristocratique et commerçants/artisans – se superposait déjà ce qui devait aboutir au système des castes tel qu’il existe toujours aujourd’hui en Inde, en dépit de la législation. Dans ce système, la notion de pureté rituelle tient une place essentielle et certaines activités professionnelles restent entachées d’impureté même pour ceux qui ne les exercent plus, mais appartiennent, de par leur naissance, à une famille dont elles constituaient autrefois l’occupation traditionnelle.
On dit volontiers que le Bouddha rejetait ce système. Certes, mais sur des bases subtiles, en accord avec son enseignement. À ses yeux, comme tout phénomène ressortant du monde conditionné, ce système est sans substance, impermanent. Il peut donc être ignoré. Certains récits des vies antérieures comportent d’ailleurs déjà des indices sur la position adoptée plus tard par le Bouddha Shakyamuni qui ne manqua pas, au cours de sa vie publique, de montrer à de multiples reprises son dédain pour l’ordre social de son époque.
Certains des exemples les plus spectaculaires en sont offerts peu après l’Éveil, lors de son retour à Kapilavastu, la ville qui l’avait vu grandir. L’accueil qu’il y reçoit varie selon les sources et un texte important, le Mahâvastu, nous dit que le roi Shudodhana, parti à la rencontre de son fils dans les meilleures intentions, sent soudain son cœur bouillonner de rage et de honte à la vue du moine mendiant qu’est devenu son héritier. Il rebrousse alors chemin et il faut au Bouddha toute sa force de persuasion et la puissance de la doctrine, pour le convaincre qu’il n’est pas moins glorieux d’être le père d’un Bouddha accompli que d’un souverain universel, bien au contraire. Certains récits plus tardifs, friands de prodiges, ont recours à une forme de compromis et décrivent le Bouddha voyageant par les airs pour éviter à son père l’humiliation de devoir courber la tête pour rendre hommage à l’être d’exception qu’est devenu son fils.
Quand des princes se prosternent devant un barbier
À cette même occasion, de nombreux jeunes nobles de son clan expriment leur volonté de prendre le vêtement monastique et de s’engager dans la voie du renoncement. Étaient-ils vraiment prêts ? La suite permet d’en douter. Le Bouddha saisit l’opportunité de briser l’orgueil légendaire des Shâkya. Un certain Upali, ancien barbier des princes, est lui aussi, venu trouver le Bienheureux pour lui demander humblement son admission dans la communauté. Rappelons-le, les barbiers et coiffeurs, qui sont associés, de par leur activité professionnelle, à ce que l’on peut considérer comme des « déchets » corporels, appartiennent à une caste particulièrement basse et impure. Or, dans la communauté fondée par le Bouddha, la hiérarchie est fondée sur la seule ancienneté. Le Bouddha admet donc Upali avant les princes Shâkya. Quelle n’est pas la colère de ces derniers lorsque, une fois ordonnés, ils doivent se prosterner devant leurs aînés dans la communauté et reconnaissent soudain les pieds « vulgaires » de celui qu’ils considéraient toujours comme leur inférieur. On imagine aisément le léger sourire qui dut illuminer alors le visage du Bouddha, satisfait de la leçon qu’il venait de donner.
Il faut au Bouddha toute sa force de persuasion et la puissance de la doctrine, pour convaincre le roi Shudodhana qu’il n’est pas moins glorieux d’être le père d’un Bouddha accompli que d’un souverain universel, bien au contraire.
Tout au long de sa vie, le Bouddha reçoit également avec une égale bienveillance les dons faits à la communauté par des représentants des milieux sociaux les plus divers, du riche marchand Anâthapindada, qui achète à un prix exorbitant un jardin qu’il destine au Bouddha et à ses moines, au pauvre gamin qui ne trouve qu’une poignée de poussière à lui offrir. Le Bienheureux accepte pareillement un bol de miel présenté par un singe. Étonnamment, les textes évoquent, pour les deux derniers cas, la rétribution qui attend les deux humbles donateurs, sous forme d’une renaissance dans une classe élevée. Le jeune garçon de famille pauvre devait ainsi, nous dit-on, devenir le puissant roi Ashoka dans une vie future.
Femmes tout à la fois enviées et méprisées par la société, les courtisanes ont également leur place dans la vie du Bouddha. Et si l’une d’entre elles perdit tragiquement la vie, pauvre victime manipulée par des adversaires du Bouddha, la plus célèbre est sans nul doute la superbe et très généreuse Ambapâlî. Au cours de l’un de ses derniers voyages, le Bouddha dirige ses pas vers la ville de Vaicâlî, où il s’installe avec ses moines dans un bois de manguiers appartenant à la courtisane. Cette dernière lui rend visite, sollicite et reçoit son enseignement, et le convie chez elle pour le repas du lendemain, la règle de discipline autorisant effectivement les religieux à accepter ce type d’invitation de la part des fidèles laïcs. Sur le chemin du retour, Ambapâlî croise un groupe de princes Licchavi qui la somment de leur céder le passage. Forte de l’acceptation du Bouddha dont elle leur fait part avec fierté, la courtisane refuse de faire reculer son char. Dépités, les jeunes aristocrates offrent à Ambapâlî une considérable somme d’argent pour lui racheter l’invitation acceptée par le Bouddha et reprendre à leur profit le privilège de l’accueillir. Ils se voient opposer un refus hautain. En désespoir de cause, ils se rendent auprès du Bienheureux et tentent de le fléchir en faisant valoir les mœurs dépravées de la jeune femme. En vain. La réponse est aimablement formulée, mais n’en est pas moins claire et ferme : « Ô Licchavi, pour demain, j’ai déjà accepté d’aller pour le repas chez la courtisane Ambapâlî, avec le groupe de bikkhus ».
Le lendemain, la courtisane fait don à la communauté du bois de manguiers dans lequel elle était de facto installée.