Jôkei Sensei : « Sortir zazen de la salle de méditation »

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Jôkei Sensei est depuis juin 2018 la nouvelle abbesse de la Demeure sans Limites. Elle évoque dans cet entretien la mission de ce temple zen Sôtô fondé il y a plus de trente ans et son propre cheminement depuis sa découverte du zen jusqu’à son intronisation comme abbesse du lieu.

Quel rôle joue dans notre société, en ce début de XXIe siècle, un temple zen comme celui de la Demeure sans Limites ?

La Demeure sans Limites existe depuis plus de trente ans. Un des objectifs de Jôshin Sensei, la fondatrice du temple, était de sortir zazen de la salle de méditation. Nous proposons aux gens qui viennent ici quelques outils pour y parvenir. Notre but est d’aider les personnes à ramener ce moment de paix, de tranquillité qu’ils éprouvent et vivent à la Demeure sans Limites dans leur quotidien, une fois qu’ils sont repartis. Ce lieu est fait pour les laïcs. Il fonctionne pour eux et grâce à leurs contributions. Certains arrivent ici assez fatigués physiquement ou moralement. Notre rôle consiste à les aider à voir les choses sous un autre angle, à apprendre à se libérer des poids (inquiétudes exagérées ou infondées, vie dans le passé et dans le futur) qui les épuisent. La pratique exercée ici peut, par exemple, leur permettre de cheminer en pleine conscience entre la station de métro et leur lieu de travail en évitant d’être bringuebalés par les inquiétudes.

Je nous vois un peu comme un sas de décompression que l’on emprunte avant de retourner dans le monde. Nous ne vivons pas pour autant hors du monde. Nous avons des échanges, des liens avec les villageois. Nous faisons nos courses au village et payons nos impôts et nos assurances comme tout le monde. Nous vivons bien sûr en retrait du monde et pouvons offrir aux gens qui viennent passer un moment parmi nous, un temps de respiration. Nous contribuons peut-être aussi à panser un peu leurs plaies ou à mettre du baume sur celles-ci. De telle façon qu’ils repartent allégés, moins stressés, plus confiants et libérés de leurs peurs, avec l’envie de mettre en place des changements dans leurs modes de vie.

La Demeure sans Limites est installée en pleine campagne. Quelle importance accordez-vous à la vie en pleine nature ?

C’est essentiel. L’implantation du temple en pays ardéchois au milieu des champs et en lisière d’une forêt aide les personnes que nous accueillons à se reconnecter à la nature, aux rythmes naturels, aux saisons, à se confronter à la chaleur et au froid. Les hommes font aussi partie de la nature, ce que nous avons tendance à oublier. Ici, à l’écart de l’agitation du monde, les gens se reconnectent aussi au silence. C’est ce silence qui permet de se recentrer.

Quand avez-vous compris que vous étiez destinée à la vie monastique ?

J’ai rencontré zazen, cette assise silencieuse sans support, dans les années 1990. Je n’avais alors jamais encore pratiqué de méditation ou de yoga. L’assise, les jambes croisées, m’était alors très inconfortable. Mais le silence et l’accès à une certaine profondeur sont apparus et m’ont tout de suite comblée. Cela a été une véritable découverte. Depuis, je n’ai plus jamais arrêté de pratiquer zazen.

« Je nous vois un peu comme un sas de décompression que l’on emprunte avant de retourner dans le monde. »

J’ai pratiqué dans un premier temps au sein un petit groupe dans le Vaucluse où je vivais, avant de venir à la Demeure sans Limites. Ici, j’ai été séduite – et favorablement impressionnée – tant par l’abbesse qui l’animait que par le lieu, le mode de vie et les enseignements du Bouddha – et notamment celui des Quatre Nobles Vérités – qui y était proposés. J’ai voulu vivre de cette façon qui me semblait juste. J’appréciais particulièrement ces temps de zazen qui scandent la journée. Je suis venue de plus en plus fréquemment à la Demeure sans Limites avant de m’y installer, puis d’y être ordonnée nonne en 1998.

Est-ce que les retraites que vous avez effectuées au Japon, au Nisodo, ce monastère de formation de nonnes de l’école Sôtô, ont été des étapes importantes pour vous ?

Ces retraites au Nisodo ont été primordiales pour moi. J’ai vécu plus de dix ans à la Demeure sans Limites auprès de Joshin Sensei. Mais j’avais encore des difficultés à y trouver véritablement ma place. Il me manquait une personne qui joue le rôle de miroir. Il a été décidé que j’irai trois mois au Japon dans ce centre de formation de nonnes de l’école Sôtô, où j’ai retrouvé des femmes qui avaient fait le même choix de vie que moi. Joshin Sensei m’y a donc envoyée trois fois pour des périodes de trois mois. Puis j’y suis retournée pour y vivre plus longtemps entre fin 2010 et avril 2013.

Quel est l’enseignement que vous avez reçu de votre maître japonais, Aoyama Roshi, que vous jugez le plus important ?

Aoyama Roshi et Joshin Sensei m’ont appris l’importance de l’ouverture du cœur, mais aussi la constance et la rigueur. Un des traits de caractère les plus saillants d’Aoyama Roshi est qu’elle est sans arrêt en train de rire. Elle est en même temps joyeuse et très légère. Cette attitude n’est pas quelque chose d’inné, mais le fruit d’un long travail sur elle-même. Elle se moque des nonnes qu’elle forme avec beaucoup de bienveillance et d’amour. Tout comme elle se moque d’elle-même. Elle a aussi une capacité de travail étonnante. Elle n’arrête pas ! Elle donne fréquemment des conférences et écrit beaucoup ; elle est l’auteure de plusieurs dizaines de livres. Elle peut, cependant, se montrer assez tranchante quand elle juge que l’on ne s’occupe pas suffisamment bien et de manière bienveillante des laïcs venus faire des retraites. Elle est venue en Ardèche, en juin 2018, à l’occasion de mon intronisation comme abbesse de la Demeure sans Limites.

Comment sait-on si l’on est dans la bonne direction par rapport à la Voie ? Si l’on transmet un bouddhisme authentique ?

Nous respectons, ici, de manière rigoureuse la ligne, les rythmes et les horaires qui m’ont été enseignés et transmis par Joshin Sensei, mon maître, qui reste très présente, et par Aoyama Roshi. Je ne prends pas de décision importante sans en parler à Joshin Sensei. Quand je vois les gens repartir allégés et avec le sourire, je me dis que nous avons bien travaillé.

Comment procédez-vous pour sauvegarder l’essentiel du bouddhisme zen, tout en adaptant les pratiques de l’école Sôtô à l’époque, à la culture et aux caractéristiques des territoires où s’installent ces temples ?

Il faut s’adapter, mais attention à ne pas aller trop vite. Nous avons, par exemple, cessé d’utiliser les baguettes pendant les repas et utilisons désormais des cuillères. Nous avons conservé, en revanche, le rituel consistant à manger dans des bols tout en le simplifiant beaucoup. C’est un rituel important en ce sens qu’il met en exergue le vivre ensemble et la présence au monde. Nous nous adaptons en veillant à ne pas conserver la forme pour la forme. Nos maîtres et enseignants japonais nous disent que c’est à nous, Européens, de trouver la façon d’adapter les pratiques et l’enseignement à nos modes de vie. Le bouddhisme zen Sôtô est implanté en Europe depuis quarante ans. C’est encore tout neuf.

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Fabrice Groult

Fabrice Groult est un aventurier, photographe et bouddhiste qui parcourt le monde depuis son plus jeune âge. Après avoir étudié le bouddhisme en Inde, il s'est engagé dans un voyage de dix-huit mois à travers l’Asie qui l'a mené jusqu'en Himalaya, où il a découvert sa passion pour la photographie. Depuis, il a parcouru le monde pour capturer des images de beauté et de sagesse bouddhiste. Il a été guide pendant dix ans, et est aujourd'hui journaliste chez Bouddha News.

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