Ha Vinh Tho : quand le bien-être des citoyens est une priorité politique

- par Henry Oudin

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Président de deux ONG, Ha Vinh Tho est aussi enseignant bouddhiste dans la tradition du Zen vietnamien et disciple du maître Zen Thich Nhat Hanh. Après avoir été en poste au Comité International de la Croix Rouge (C.I.C.R.), il a été le directeur des Programmes et cofondateur du Centre du Bonheur National Brut au Bhoutan, un organisme qui promeut une vision alternative du développement basée sur l’écologie, une économie équitable et durable, la bonne gouvernance et les valeurs culturelles et spirituelles. Il évoque, dans cet entretien, ce qu’il nomme le laboratoire du Bonheur National Brut et l’essaimage de cette philosophie dans le monde.

À quelle période de votre vie avez-vous renoué avec vos racines bouddhistes ?

Ce cheminement s’est opéré en plusieurs étapes. Mon père, qui était issu d’une famille bouddhiste vietnamienne, n’était pas très pratiquant. J’ai véritablement découvert le bouddhisme, par moi-même à l’âge de 18 ans, lors d’un voyage en Inde et au Népal. C’est à ce moment que j’ai commencé à méditer. De retour en Europe, j’ai entrepris des études supérieures tout en poursuivant cette pratique de méditation, sans affiliation toutefois à une école particulière.

Au début des années 1980, lorsque je suis retourné au Vietnam après la fin de la guerre, j’ai découvert que Thich Nhat Hanh, originaire de Hué comme ma famille, était l’enseignant spirituel d’une partie de celle-ci et qu’il vivait en France. Je suis allé lui rendre visite au village des Pruniers pour la première fois en 1989. Et c’est cette rencontre avec lui qui a marqué l’amorce d’une implication plus forte dans le bouddhisme. J’ai été d’emblée séduit par le bouddhisme engagé qu’il prônait et mettait en pratique. Ce lien entre travail intérieur et action dans le monde était, à mes yeux, essentiel. Je me suis donc lancé sur cette voie en essayant de conjuguer pratique méditative et engagement dans le domaine social et économique.

Qu’est-ce qui vous a attiré chez Thich Nhat Hanh qui a été votre maître ?

Il incarnait de manière extrêmement authentique les valeurs qu’il prônait, et ce, dans chaque aspect de sa vie quotidienne. La dimension de la compassion était très forte et très présente chez lui. Celle-ci ne se limitait pas à une forme de prière pour le bien-être de tous les êtres, elle s’accompagnait d’une authenticité profonde et d’engagements pratiques et concrets.

Quand vous étiez en poste à la Croix Rouge, en qualité de chef du département de la Formation du C.IC.R., avez-vous pu introduire les notions de pleine conscience dans vos programmes ?

Cette dimension de travail sur soi-même et d’introspection était particulièrement utile dans les fonctions qui étaient les miennes. En tant que responsable des parcours de formation des personnes qui partaient sur le terrain, notre rôle consistait notamment à aider ces personnes envoyées dans les zones de guerre à se fortifier mentalement, de façon à pouvoir faire face à des situations extrêmement difficiles et potentiellement traumatisantes. Il m’a fallu, cependant, tenir compte du fait que le Comité International de la Croix Rouge (C.I.C.R.) est strictement laïc, multiculturel et multiconfessionnel. Il faut être très prudent. Pour ce faire, je me suis appuyé sur les recherches scientifiques sur la pleine conscience, plutôt que sur une approche formellement bouddhiste.

Vous avez été nommé au Bhoutan, en 2012, directeur des programmes du Centre du Bonheur National Brut que vous avez cofondé et êtes resté en poste jusqu’en 2018. Cette philosophie du B.N.B. puise-t-elle ses racines dans le bouddhisme ?

Oui, d’un certain côté, car au Bhoutan la très grande majorité de la population est bouddhiste. Il s’agit du bouddhisme Vajrayana, que l’on nomme en Occident de façon un peu erronée le bouddhisme tibétain. La culture bhoutanaise est imprégnée des valeurs bouddhistes. On retrouve donc, de ce fait, au sein du B.N.B. des éléments qui ont une origine bouddhiste. C’est le cas, par exemple, de la notion de bonheur. Celle-ci ne fait aucunement référence à une forme de plaisir sensuel, mais plutôt à la notion de « soukha », de transformation de la souffrance. L’idée que le B.N.B. ne s’adresse pas uniquement aux humains, mais à tous les êtres vivants est une notion, elle aussi, typiquement bouddhiste. On trouve aussi des éléments qui sont colorés par la tradition bouddhiste comme tout ce qui a trait à la protection de la nature. Cependant, tout l’effort du Bhoutan a consisté à présenter cette philosophie d’une manière laïque, en prenant appui sur des arguments scientifiques, politiques, économiques et non des arguments de types religieux. Ce, de manière à pouvoir faire la promotion du B.N.B. à l’échelle internationale et notamment dans le cadre de l’ONU, comme cela a été le cas en 2011.

Que peut apporter au monde la philosophie du Bonheur National Brut ?

Le Bhoutan, avec sa philosophie du bonheur national brut, mise en œuvre dès les années 1970-80 à l’échelle du pays, constitue à mes yeux une sorte de laboratoire. Comme dans un laboratoire, les recherches et travaux se font à petite échelle. Mais, les enseignements que l’on en tire peuvent ensuite être étendus et utilisés dans le monde entier. Et les expériences qui échouent font, elles aussi, partie du processus d’apprentissage. Mais attention à ne pas projeter sur le Bhoutan une image idéale fantasmée d’un petit paradis sur Terre. Ce n’est pas le cas. C’est un pays qui a ses problèmes, comme tous les autres. En revanche, l’effort qui y a été fait d’initier et de formaliser un modèle de développement alternatif au modèle dominant axé principalement sur le développement économique est très intéressant. Il y a, bien sûr, des leçons à tirer de cette expérience. Particulièrement aujourd’hui, où les systèmes qui ont été mis en place après la Seconde Guerre mondiale, s’écroulent les uns après les autres. On note une perte de confiance totale dans le politique et à l’égard des systèmes économiques qui sont extrêmement fragilisés. On observe aussi, aujourd’hui, des retours à des vieux réflexes de nationalisme et de protectionnisme, qui remettent en question le modèle sur lequel nos sociétés ont été fondées.

« L’idée que le Bonheur National Brut ne s’adresse pas uniquement aux humains, mais à tous les êtres vivants est une notion typiquement bouddhiste. »

Nous sommes à une période charnière pendant laquelle il va nous falloir trouver des solutions. L’idée de mettre le bien-être au centre du développement social et économique des pays, en refusant de tout miser sur la seule croissance économique, a commencé à faire son chemin. C’est ce qu’a fait notamment la Nouvelle-Zélande, en lançant, au printemps, sous la houlette de la première ministre Travailliste Jacinda Ardern, son « budget bien-être ». Celui-ci place le bien-être des citoyens au centre de décisions relatives aux dépenses publiques. C’est une première pour un grand État. Ce budget prévoit notamment une augmentation des dépenses publiques en matière de santé mentale, d’allocations pour les populations indigènes, ainsi que la lutte contre la pauvreté infantile et les violences familiales. Mentionnons aussi le mouvement de la Well Being Economy qui défend, depuis 2009, cette même idée. On constate, aujourd’hui, la coexistence de deux mouvements diamétralement opposés : d’un côté, un retour en arrière avec la montée de nationalismes presque fascisants, et de l’autre, le foisonnement d’alternatives qui visent à trouver de nouvelles solutions pour faire face aux défis climatiques, environnementaux, sociaux et politiques.

Le Bonheur National Brut a esquissé une nouvelle voie, proposé des pistes de solutions tout comme les objectifs de développement durable des Nations-Unies, adoptés en 2015. Et s’inscrit dans ces idées nouvelles qui alimentent les réflexions de tous ceux qui veulent aller de l’avant et ne surtout pas revenir en arrière.

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Henry Oudin

Henry Oudin est un érudit du bouddhisme, un aventurier spirituel et un journaliste. Il est un chercheur passionné des profondeurs de la sagesse bouddhiste, et voyage régulièrement pour en apprendre davantage sur le bouddhisme et les cultures spirituelles. En partageant ses connaissances et ses expériences de vie sur Bouddha News, Henry espère inspirer les autres à embrasser des modes de vie plus spirituels et plus conscients.

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