La corpulence de Grande Vague était sans nulle autre pareille, il n’était pas tant gros et gras que fort musculeux et très puissant. Sa haute taille et ses larges épaules lui donnaient deux têtes de plus que ses congénères et on ne pouvait donc pas le rater dans la foule qui se pressait aux sanctuaires lors des festivals. Sa prodigieuse puissance et sa rapidité sans égale lui permettaient de triompher de tous durant les entraînements et même son propre instructeur, un champion inégalé dans sa prime jeunesse, ne pouvait résister à sa prise et sa poussée.
Le talon d’Achille de l’invincible lutteur
Notre homme perdait tous ses moyens quand il s’agissait de combattre en public, un nœud lui broyait le ventre, une eau lui troublait la vue et devenait un lutteur malhabile et tremblant. Et toutes les exhortations, tous les encouragements ne faisaient qu’aggraver cette situation. Plus on le rassurait, plus il vacillait et ne parvenait pas à sortir de cette terrible ornière. Il semblait comme pris par un charme ou un sort étrange. Ni les offrandes et cérémonies célébrées au sanctuaire Shinto, ni les prières et incantations magiques d’une vieille au village n’avaient pu avoir raison de ce mal.
C’est en désespoir de cause que Grande Vague s’était résolu à rendre visite au temple où séjournait un moine itinérant connu pour sa rigueur et sa grande foi dans la pratique traditionnelle du bouddhisme. Le prêtre Hakuju lui dit alors qu’il ne saurait lui être d’une quelconque utilité, mais que seul Onami, c’est-à-dire lui-même, pourrait se tirer de ce mauvais pas. « Je vous invite à rester dans ce temple pour la nuit » lui dit-il. Après un dîner cordial et frugal, le maître conduisit le lutteur dans le zendo, où il lui demanda de s’asseoir. « Votre nom est Onami, GrandeVague », lui dit-il. « Imaginez que vous êtes cette immense masse d’eau, ce corps irrésistible qui fait tanguer les immenses navires, cette eau redoutable qui balaie tout sur son passage quand elle s’abat. Comprenez et voyez que vous n’êtes plus ce petit homme de chair et de sang, mais une montagne d’eau déferlante et insoutenable, à laquelle nul ni personne ne résiste. Faites cela de tout votre cœur et votre esprit alors que vous êtes assis ici, et alors vous réaliserez que vous êtes le plus grand lutteur de cette contrée. »
Grande Vague fut invaincu durant vingt années jusqu’au jour où on le vit s’avancer dans l’océan et se transformer en une puissante vague qui claqua dans les eaux pour les rejoindre et disparaître à jamais.
Le maître s’effaça et laissa le lutteur assis dans la pénombre de la salle de méditation. Dehors, une pleine lune rousse éclairait le jardin. Le jeune lutteur s’abîma dans une méditation profonde dans laquelle il s’évertuait à sentir son corps comme vague. Au tout début, la chose lui était difficile tant il était distrait par mille pensées et émotions qui cognaient à sa porte, il se sentait plutôt flocon de neige dansant dans le vaste ciel, gouttelette d’eau, perle de sueur, mince filet d’eau et petit ru, puis, peu à peu, il sentit la vague monter en lui et gonfler, à mesure qu’elle s’avançait elle s’épaississait et grandissait. Il finit par s’y confondre, tout son corps devenant une eau qui désormais déferlait à grande force et rapidité, le sol et les piliers de la salle furent bientôt noyés et la statue de Manjushri fut bientôt trempée, tout l’espace sous le plafond s’emplissait d’une eau qui désormais s’engouffrait sur les jardins qu’elle inondait et recouvrait. Juste avant l’aube, le temple et ses jardins n’étaient plus qu’un océan animé de puissantes vagues.
La lumière du soleil venait de dissiper les dernières ombres de la nuit et le maître s’approcha doucement du corps du lutteur profondément absorbé dans un samadhi et lui touchant doucement l’épaule, il lui dit : « Va, Onami, vague parmi les vagues, rien désormais ne pourra t’arrêter ». L’histoire raconte qu’après ce jour, Grande Vague fut invaincu durant vingt années jusqu’au jour où on le vit s’avancer dans l’océan et se transformer en une puissante vague qui claqua dans les eaux pour les rejoindre et disparaître à jamais.
Devenir ce que l’on est
Cette fable japonaise contient de précieux enseignements. Devenir ce que l’on est, voilà bien le prodige de cette nuit de méditation, où l’homme tremblant devient cette vague et cet océan sans mesure, et que la grandeur de son être véritable se réalise. Le maître Sawaki Kôdô avait coutume de dire : « Asseyez-vous et laissez le zazen faire le reste ». Il s’agit de consentir et abandonner toute idée et misérable conjecture. La dimension véritable de ce que nous sommes ne peut être actualisée que si nous disparaissons sans laisser la moindre trace. Laisser notre véritable visage, notre véritable nature nous asseoir et non le contraire. C’est cette confiance et cette foi que requiert la pratique de l’assise nue, détachée. De cette méditation ou l’on ne fait plus rien, on ne se concentre plus sur rien, cette façon radicale et absolue de s’asseoir dans le zazen qui emplit l’univers tout entier (« Uchu ippaï no zazen ») selon l’expression forgée par Sawaki. Si nous voulons vraiment connaître une vie pleine et universelle, il ne nous appartient pas de la vivre à partir de nos peurs ou de nos désirs. Tout le secret est là. Le fait de s’arrêter, s’asseoir absolument sans autre but que celui d’être présent à ce qui est, est en soi l’enseignement intrépide et la réalisation du Bouddha sous l’arbre de l’Éveil. Et puis, il y a cette vague qui retourne à l’océan, c’est là une image très traditionnelle de la relation entre l’existence personnelle et l’univers dans sa totalité. Nous sommes de la même matière et substance que ce monde qui nous manifeste et auquel nous retournons pour nous y dissoudre et mélanger.