Gérard Chinrei Pilet : Le Zen face aux défis du XXIe siècle

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Disciple de maître Deshimaru, Gérard Chinrei Pilet a enseigné le Dharma au dojo Zen de Paris pendant de longues années. Il était, aux côtés de Pierre Rabhi, l’un des principaux intervenants du colloque « Zen, environnement et éthique » qui s’est tenu, les 12 et 13 octobre derniers, au temple de la Gendronnière.

Quand avez-vous découvert la voie du Zen ?

Ma première rencontre avec elle remonte à l’hiver 1969/1970. J’étais alors en classe de terminale à Cherbourg, où Maître Deshimaru était venu donner une conférence sur le Zen. J’ai vu, au fond de la salle, un homme faisant face au public en posture de zazen sur une petite estrade. Vingt bonnes minutes plus tard, il s’est levé et dirigé vers le micro : « La partie la plus importante de la conférence est maintenant terminée. Je vais commencer la seconde partie ! », a-t-il dit au public avant de se mettre à parler du Zen. J’ai été vivement impressionné par sa posture de méditation qui m’a tout de suite interpellé au point de s’imprimer profondément en moi. Les jours suivants, aucun dojo de Zen n’existant alors à Cherbourg, j’ai commencé à pratiquer chez moi cette posture qu’il avait pris soin de nous expliquer dans le détail. Devenu l’année suivante étudiant en philosophie à l’université de Caen, j’ai décidé de venir à Paris une fois par semaine afin de pouvoir assister aux séances de zazen qu’il dirigeait au dojo de Pernéty. Pratiquer en sa présence m’a tout de suite conforté dans mon choix de suivre cette voie du Zen.

Qu’est-ce qui vous a particulièrement marqué chez Maître Deshimaru ?

J’ai été impressionné par la forte énergie qui émanait de lui, une énergie que l’on ressentait quand on pratiquait zazen en sa présence. Mais aussi par la grande foi qui l’animait, grande foi en zazen et en sa capacité de contribuer à apporter des réponses à la crise de civilisation que nous traversons et qu’il a diagnostiquée dès les tout premiers temps de sa venue en Europe. J’ai été tout aussi frappé son sens pédagogique exceptionnel et sa grande compassion : pendant les quinze années de sa mission, il a donné sans compter, sans ménager ses efforts ni préserver sa santé pour transmettre la voie du Zen à l’Europe.

Pourquoi avez-vous décidé d’organiser, cet automne à la Gendronnière, ce colloque intitulé « Zen, éthique et environnement » ?

Maître Deshimaru nous donnait l’exemple d’une ouverture à la société civile par ses rencontres avec des philosophes et des scientifiques. Il a lui-même initié l’organisation d’un grand colloque sur le thème « Guérir l’esprit ». Il n’a malheureusement pas pu y assister puisqu’il est mort quelques mois avant sa tenue. Nous avons souhaité reprendre cette pratique des colloques après de longues années d’interruption. La crise civilisationnelle s’intensifiant, particulièrement sur le plan écologique, nous avons pensé qu’il était de notre devoir de faire connaître le message et les réponses du Zen à ces problématiques. Les maîtres zen, tant en Chine qu’au Japon, et aussi loin que l’on puisse remonter, ont toujours eu une relation forte et profonde avec la nature.

Dans la conférence que vous avez donnée pendant le colloque, vous avez souligné que l’origine de la crise écologique, de la crise systémique que nous connaissons remonterait au XVIIe siècle…

Un virage idéologique s’est en effet opéré au tout début du XVIIe siècle. Ce, particulièrement avec Descartes qui s’est fait l’avocat de cette mutation qui se préparait depuis la fin du XVIe siècle avec la découverte des premières machines. C’est lui, Descartes, qui a conceptualisé cette nouvelle approche et en a fait une théorie philosophique qui a rencontré un certain succès et contribué à ce que celle-ci se répande dans toute la société, dans les siècles qui ont suivi, sous la forme d’une idéologie qui traverse à présent celle-ci dans toutes ses dimensions. C’est un véritable retournement, un renversement du paradigme en vigueur qui s’est opéré à ce moment-là. Jusqu’au tout début du XVIIe siècle, l’humanité se percevait comme faisant partie de la nature et ne faisant qu’un avec l’ordre cosmique. À partir du XVIIe siècle, l’homme se positionne non plus dans la nature, mais face à elle, dans une attitude de quasi-défi : on veut la dominer, la conquérir. Le XVIIIe siècle ne fera que renforcer cette orientation avec les philosophes des Lumières et le mouvement encyclopédiste.

Le remède à cette crise systémique serait, selon vous, avant tout d’ordre spirituel. Que peut apporter le Zen pour contribuer à trouver des issues à cette crise ?

Le Zen apporte les réponses de cette tradition millénaire dont il est l’héritier, à savoir que l’homme est doté d’un potentiel spirituel, appelé dans le Zen « nature de Bouddha ». Si l’homme recourt aux pratiques spécifiques mises en œuvre par le Bouddha, il se produit un développement de cette graine de l’Éveil qu’il porte en lui. Toute la tradition zen, héritière du message du Bouddha, a fait l’expérience, au cours des siècles, à travers des centaines de milliers de pratiquants, que l’homme portait en lui ce potentiel spirituel qui, s’il était développé, lui apportait la paix, le contentement intérieur, la vraie sagesse et la compassion. Ce message s’accompagne en effet de celui du Bodhisattva, c’est-à-dire de cet être qui prend soin de la souffrance des autres et cherche à la soulager, car celui qui développe par zazen son potentiel spirituel aspire à répandre autour de lui cette pratique afin que ceux qui souhaitent s’y consacrer puissent le faire et échapper ainsi aux frustrations d’une vie vécue dans une forme de désert spirituel.

« À partir du XVIIe siècle, l’homme se positionne non plus dans la nature, mais face à elle, dans une attitude de quasi-défi : on veut la dominer, la conquérir. »

Le paradigme civilisationnel prométhéen (dans la mythologie grecque, Prométhée est connu pour avoir dérobé le feu sacré de l’Olympe pour en faire don aux humains), introduit au XVIIe siècle, s’est traduit par une baisse du niveau de conscience de l’humanité et par un non-développement de son potentiel spirituel. D’autre part, cette insurrection contre l’ordre cosmique a eu pour conséquence une flambée des trois poisons que sont l’avidité, la haine, l’ignorance, et par l’apparition de formes de chaos. Mais je suis convaincu que le paradigme prométhéen s’effondrera de lui-même quand un nombre suffisant de personnes se consacreront à une pratique spirituelle.

Comment essaimer la pratique spirituelle dans un monde où le matérialisme et l’individualisme ambiants contribuent à étouffer toute aspiration à une forme de verticalité ?

La crise civilisationnelle se faisant de plus en plus aiguë, il apparaît que, dans un mouvement de balancier, un nombre croissant de personnes aspirent à retrouver une démarche spirituelle, une dimension d’intériorité. La souffrance et l’Éveil sont les deux facettes d’une même réalité. Un potentiel spirituel qui n’est pas développé ne peut que conduire à faire sourdre une souffrance et une insatisfaction chroniques qui conduisent l’homme à chercher à donner à son existence une dimension plus profonde.

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Fabrice Groult

Fabrice Groult est un aventurier, photographe et bouddhiste qui parcourt le monde depuis son plus jeune âge. Après avoir étudié le bouddhisme en Inde, il s'est engagé dans un voyage de dix-huit mois à travers l’Asie qui l'a mené jusqu'en Himalaya, où il a découvert sa passion pour la photographie. Depuis, il a parcouru le monde pour capturer des images de beauté et de sagesse bouddhiste. Il a été guide pendant dix ans, et est aujourd'hui journaliste chez Bouddha News.

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