Bouddhisme et rock’n’roll font-ils bon ménage ? Telle est la question que je me suis posée lorsque je suis tombé sur l’affiche du spectacle Siddhartha l’Opéra Rock. Certes, il n’y a pas de quoi crier au blasphème : après Moïse et Jésus, sans oublier Siddhartha le musical, à l’affiche des Folies Bergère en 2015, les producteurs musicaux semblent avoir trouvé un bon filon, parfois l’illumination, dans la chose spirituelle, même si je me doute qu’ils cherchent plus à rameuter et ramener quelques disciples enthousiastes pour remplir les jauges des salles de concert qu’à éveiller les consciences de manière altruiste. En cherchant mes bouchons d’oreille pour la première, je reste dubitatif : le fossé entre ces deux communautés me semble infranchissable, notamment autour d’une notion commune : l’ego. Les uns le subliment, les autres s’en détachent.
Pourtant, en ayant un peu la foi, on pourrait trouver des points de convergence entre le bouddhisme et le rock, dont les fidèles visent, grosso modo, le même but : atteindre le Nirvana (1). Certes, les chemins divergent – les premiers y parviennent par l’Éveil, les seconds via les paradis artificiels -, mais tous lorgnent une certaine forme d’impermanence. Voire l’immortalité chez les rockeurs empêtrés dans l’illusion de ce fameux Club des 27 (2) qui les feraient définitivement entrer dans la légende en cassant leur pipe avant la trentaine.
Autre point commun : le samsara. Les disciples du Dharma le savent : si l’homme ne peut éviter de souffrir, il peut se libérer en évitant soigneusement les Trois Poisons (3), ces « souillures de l’esprit » qui sont à l’origine de la souffrance. Les apôtres de la « musique du diable » (surnom du rock’n’roll), eux, tentent d’extérioriser leurs démons en musique. Malgré ces petites divergences, bouddhistes et rockeurs se rejoignent sur le constat d’une vie humaine difficile, voire chaotique (ou « chienne d’existence » chez les derniers).
Mystiques vs misfits
Si les ponts semblent exister, c’est bien la musique qui sépare les deux communautés. Les méditants écoutent plus volontiers le sarangi (violon indien) que les guitares électriques, la guimbarde que les cuivres, les dholaks ou les tablas que la batterie. Pour les bouddhistes, l’harmonie est un état d’esprit, non une simple construction d’accords. D’ailleurs, en retraite, on vit en silence et on se couche à 22h, le moment où le rockeur émerge.
Placer le Bouddha sous des déluges de… décibels, drôle d’idée. En écoutant la bande-annonce de ce Siddhartha l’Opéra Rock, qui n’est ni de l’opéra ni du rock, mais plutôt une opérette pop-variété acidulée, je me demande comment le compositeur David Clément Bayard (il joue également le rôle de Devaddatta, l’obscur cousin jaloux de Siddhartha) a réussi à noircir ses partitions. Outre le grand écart temporel (le bouddhisme a 2500 ans, le rock seulement 70), je rappelle qu’entre Dharamsala (sanctuaire du bouddhisme tibétain, au nord de l’Inde) et Manchester ou Liverpool (fiefs des rockeurs), il y a quelque 10 000 kilomètres. Bref, un choc des civilisations, qui entraîne son lot d’interrogations : peut-on concilier la quête hédoniste des rockeurs et la Voie bouddhiste ? L’urgence des enfants du rock et l’impermanence des novices du Bouddha ? Peut-on cheminer vers l’Éveil quand on est un oiseau de nuit ?
Le « rockisattva » existe-t-il ?
Depuis la fin des années 60, certains rockeurs ont créé des passerelles en multipliant les grands écarts. Ainsi, Marianna Faithfull, les Doors, Leonard Cohen (cf. encadré), Sting ou Rivers Cuomo, le chanteur du groupe californien Weezer, se posent sur le coussin de méditation pour se ressourcer entre deux tournées éreintantes. Bob Dylan et Allen Ginsberg ont enregistré la chanson « Do The Meditation Rock » (une ode à Samatha-Chiné et Vipassana-Lhagtong), écrite par le prophète de la contre-culture américaine après une séance de méditation particulièrement intensive auprès de son maître, Chögyam Trungpa Rinpoché, fondateur de la lignée Shambhala. Mais, à l’image des deux stars, les « rockisattvas » confondent généralement transcendance et psychédélisme, la Voie du Dharma et les portes de la perception. Pas simple de déchiffrer des soutras quand on ne lit que des tablatures.
« Être bouddhiste au XXIe siècle, c’est d’abord être un rebelle. » Dzogchen Ponlop Rinpoché
En Asie, des bouddhistes ont, eux aussi, tenté ce rapprochement, tel le moine Zen et DJ japonais Gyosen Asakura, qui entend « remettre le bouddhisme au goût du jour » en organisant des prêches sur fond de rock, de musique électronique et de jeux de lumière dans son temple de Cho-onji, à Fukui. Son compatriote, le moine et guitariste de rock Yoshinobu Fujioka, tenant du bouddhisme de la Terre pure, est un fondu de Bob Dylan et du rock des années 60. Entre deux « gigs » (les concerts dans le jargon musical), le moine passe derrière le zinc de son propre bistrot, The Vowz Bar, à Tokyo, pour chanter les louanges du bouddhisme version rock.
Plus sobre, le célèbre maître tibétain Dzogchen Ponlop Rinpoché, lui aussi fan de rock, rappelait dans le magazine Le Point en 2012, « qu’être bouddhiste au XXIe siècle, c’est d’abord être un rebelle. Cela implique de prendre le risque de mieux se connaître, de laisser tomber les masques sociaux qui nous déterminent et nous spécifient. » Tomber les masques en remisant le cuir : en 2010, le réalisateur Japonais Naoki Katô prenait d’assaut la scène rock avec son film Aburakurasu no matsuri, qui raconte l’histoire d’un ancien rockeur devenu moine bouddhiste. En choisissant de troquer le perfecto noir contre le kesa safran, il sera sauvé par le gong. Comme semble l’illustrer le réalisateur nippon, il faut choisir entre brûler la chandelle ou de l’encens.