On apprend dans votre dernier livre sur les pratiques de soin des peuples racines que ces derniers envisagent leur santé comme un équilibre entre eux et leurs milieux. On perçoit des similitudes avec la pensée bouddhique. Existe-t-il des peuples racines bouddhistes ou influencés par le bouddhisme ?
Oui, car le bouddhisme est très vite entré en contact avec des cultures chamaniques, par exemple au Népal. Puis le bouddhisme s’est diffusé dans l’Himalaya et l’Asie du Sud-Est. En Mongolie, on sait que la cohabitation a été parfois difficile quand les Mongols ont créé un vaste empire et tentés d’instrumentaliser le religieux. On constate des persécutions aux XIIIe et XIVe siècles en Mongolie, l’exécution d’un grand chamane à la cour, mais dans les villages ou les campements, le chamanisme a persisté et cohabité avec le bouddhisme jusqu’à se mélanger. De cette histoire, on a un héritage, celui des chamanes noirs et des chamanes blancs, dits autrefois chamanes jaunes. Les chamanes noirs sont associés au bouddhisme d’État et sont accusés par le peuple d’être malveillants. Alors que les chamanes blancs, ou jaunes, sont bienveillants.
Quoi qu’il en soit, en Mongolie, au Tibet, en Corée ou au Japon, où des peuples racines sont présents parmi des bouddhistes, les chamanes utilisent de nombreux objets, des clochettes, des textes et de nombreux rituels issus du bouddhisme. C’est très visible au Ladakh, au nord de l’Inde, où ils soignent grâce à la médecine tibétaine et à leur connaissance intime de la faune et de la flore.
Quant à la médecine tibétaine, elle est issue de la coexistence entre le bouddhisme et la religion chamanique bön. Du chamanisme, elle reconnaît l’existence des esprits, et certains de ces esprits, les affamés, les karmiques, sont requalifiés en termes bouddhiques ; du bouddhisme, elle a hérité le cadre conceptuel des trois poisons que sont l’ignorance, le désir et la colère, pour expliquer l’origine des maladies. La médecine tibétaine vise à soigner l’équilibre intérieur, objectif partagé par le chamanisme et le bouddhisme. Sa pratique de l’hygiène, son usage des plantes, le recours à la méditation pour inspirer les praticiens dérivent du bouddhisme, mais les esprits et les plantes chamaniques sont évidemment de la partie. Chamanisme et bouddhisme se sont mariés dans les pratiques médicales.
Au-delà de la médecine, voyez-vous des similitudes entre les visions bouddhistes et traditionnelles du monde ?
Oui. Bouddhisme et chamanisme partagent l’idée que c’est dans le domaine de l’invisible que le réel se crée, que la conscience résulte d’abord de la relation à soi-même, de son intériorité. Ils estiment tous deux que la source des déséquilibres est à rechercher dans le domaine spirituel. Que c’est dans un espace immatériel que se retrouve l’unité du Soi.
Ensuite, les deux recourent à la méditation, que l’on retrouve partout chez les peuples racines, avec des variantes ; elle demeure une intériorisation pour se relier au monde, un travail sur les sens, la perception.
« Bouddhisme et chamanisme partagent l’idée que c’est dans le domaine de l’invisible que le réel se crée, que la conscience résulte d’abord de la relation à soi-même, de son intériorité. »
Et, évidemment, la place centrale accordée au respect du vivant. Bouddhisme et chamanisme partagent une conscience aiguë de l’interdépendance. L’impermanence bouddhique se retrouve dans une façon typique des chamanes de percevoir la vie. Je dirais qu’ils vivent dans l’impermanence sans la théoriser aussi profondément que le fait le bouddhisme.
Bouddhisme et chamanisme sont des visions du monde qui ont énormément en commun. Ce qui a favorisé le syncrétisme, en sachant que c’est très facile pour le chamanisme d’intégrer des archétypes universaux. Ils n’ont aucun problème à inviter dans leur panthéon Bouddha, ou la Vierge catholique, qui est l’équivalent de Femme Bison Blanc chez les Lakota.
Que peuvent nous apporter ces peuples racines face aux évolutions actuelles du monde ?
Ils peuvent nous apprendre d’autres postures, d’autres façons d’être au monde. À reprendre conscience de l’interdépendance, de la place de l’humain dans la chaîne du vivant. Nous avons la responsabilité d’être au service du vivant et non de le consommer.