Birmanie : des esprits omniprésents

Publié le

Plongée parmi les médiums, les travestis et les « nats », ces esprits errant sur Terre, qui protègent ceux qui les vénèrent et punissent quiconque leur manque de respect.

Mot Me Noe a installé son antique machine à coudre sur le pas de la porte d’entrée de sa maison de Mandalay. Vêtu d’un simple t-shirt blanc, ce Birman âgé de 72 ans coud soigneusement un passement sur un tissu aux moirages dorés. « Une de mes robes d’apparat », sourit-il. La grande pièce adjacente où il reçoit ses invités est divisée en deux parties. D’un côté des statues du Bouddha sont posées au milieu de vases garnis de fleurs, de l’autre des dizaines de représentations de « nats » – des esprits -, petits personnages couverts de verroterie et de parures de soie, sont alignées derrière des boîtes de biscuits, des cannettes de boisson énergétique et des bouteilles de whisky. Le parfait symbole de deux réalités spirituelles qui coexistent et s’entremêlent depuis près d’un millénaire et qui ont forgé un chapitre majeur de la culture populaire birmane.

Mot Me Noe est un « natkadaw », littéralement une « épouse de nat ». Plus concrètement, explique-t-il, « je suis un intermédiaire entre les « nats » et des clients ». Il joue ce rôle de médium lors de cérémonies privées, mais aussi dans des festivals, dont le plus important se déroule à Taungbyone, un village à quelques kilomètres au nord de Mandalay. « J’ai déjà officié dans 31 festivals, dit-il fièrement, aujourd’hui, j’ai le titre de premier ministre senior de Taungbyone. »

L’histoire des nats se confond avec celle des royautés qui se succédèrent avant la conquête du pays par les Britanniques en 1885. « Les origines mythiques des nats précèdent le règne de Anawratha (1044-1077), le roi qui établit le premier empire birman à Pagan, écrit la spécialiste des religions Juliane Schober (1). C’est lui qui a lancé les réformes religieuses pour renforcer le bouddhisme Theravada, mais qui a échoué dans ses efforts pour nettoyer le pays de la vénération des nats ».

Les nats, apparus dans un contexte prébouddhique où des religions comme l’hindouisme et l’islam prévalaient, sont les esprits de gens décédés dans des circonstances violentes, ce qui les empêche de se réincarner (selon la tradition bouddhique) et les fait errer sur Terre, où ils provoquent accidents et catastrophes naturelles. Chacun a sa légende et son propre caractère, certains étant agressifs, d’autres conciliants. Chacun a aussi ses rituels de propitiation qui permettent à ses adorateurs de se prémunir contre des développements néfastes. Ainsi, les mères qui veulent protéger leurs enfants de maladies doivent-elles offrir des friandises et des œufs durs à Ma Hnae Lay, un bébé esprit mort d’une crise cardiaque. Les nats sont omniprésents, essentiellement dans les régions du centre et du sud, et occupent aussi bien des lieux (maisons, villages, lacs, collines, etc.) que des objets (véhicules, machines…).

Un culte particulier est dédié à un panthéon de 37 nats. Ceux-là, écrit l’anthropologue Melford E. Spiro, « occupent non seulement une place proéminente dans le système birman de croyances surnaturelles, mais ils font aussi l’objet d’un culte très répandu qui rivalise même avec le bouddhisme. » (2)

Se préparer au tourbillon des réincarnations

La question des relations des nats avec le bouddhisme suscite depuis longtemps des débats au sein de la communauté scientifique. Une école, avec notamment Spiro, affirme que le culte des esprits et le bouddhisme constituent deux religions distinctes. Un autre courant de pensée considère, à l’instar de Bénédicte Brac de la Perrière, ethnologue au CNRS, que « le culte birman de possession des esprits et sa singularité par rapport aux pratiques bouddhiques est en réalité un produit de l’adaptation aux spécificités locales du bouddhisme birman. » (3) Pour preuve, poursuit-elle, les Birmans qui pratiquent le culte des nats et « le font pour garantir sécurité et succès dans leur vie matérielle sont les mêmes qui observeront les fêtes bouddhiques et procéderont à des actes de mérite pour se préparer aux innombrables existences, auxquelles ils devront se soumettre dans le tourbillon des réincarnations. »

« Les nats sont les esprits de gens décédés dans des circonstances violentes, ce qui les empêche de se réincarner (selon la tradition bouddhique) et les fait errer sur Terre, où ils provoquent accidents et catastrophes naturelles. »

Pour Mot Me Noe, il n’y a aucune ambiguïté : « Ma religion, c’est le bouddhisme, assure-t-il. Les nats et le bouddhisme sont complémentaires ».

Comme la plupart de ses collègues médiums, il fait partie de la communauté des LGBT. Jadis, les épouses des nats étaient des… femmes. À partir des années 1960, « davantage de gens ont cru que les homosexuels détenaient des pouvoirs plus importants en raison d’une croyance commune dans leur éloquence et leurs talents de danseurs. Depuis les années 1980, ils sont devenus la majorité des médiums », écrit l’éditorialiste Si Thu Lwin (4).

Mot Me Noe est régulièrement invité à se rendre chez des particuliers où, maquillé et vêtu de somptueuses parures et entouré de musiciens, il se fait payer, parfois grassement, pour des sessions de danse qui lui permettent de communiquer avec les esprits. L’objectif de ce « marchandage est de rechercher l’aide du nat afin de gagner certains avantages ou de résoudre des crises qui affectent le client dans sa vie privée ou professionnelle », écrit l’anthropologue Irfan Kortschak (5).

Culte des nats chez les épouses des généraux

L’apothéose pour un natkadaw est de participer au festival de Taungbyone. Chaque année, en août, pendant huit jours, le village – y compris le temple bouddhique local – se transforme en une gigantesque foire avec grande roue, magiciens, numéros de cirque, cinéma… Plus de 500 000 personnes défilent à tour de rôle dans l’un des quarante temples dédiés aux nats et en particulier celui qui abrite les deux « héros locaux », les frères Min Gyi et Min Lay. Là, agglutinés dans une atmosphère surchauffée, ils assistent aux danses lancinantes des natkadaws, auxquels ils offrent argent, alcool, cigarettes ou pierres précieuses, et qui se terminent souvent par un état de transe. « Une danse de quinze minutes dans le sanctuaire principal, explique Nyi Nyi Zaw, journaliste au quotidien Seven Days, peut rapporter jusqu’à 500 dollars. Le gros de cet argent va au propriétaire du temple, le reste est partagé entre les natkadaws et les taxes gouvernementales. »

Le culte des nats a toujours été « considéré avec condescendance par l’élite intellectuelle birmane, ajoute Nyi Nyi Zaw, mais pour les gens moins éduqués, c’est la seule façon d’acquérir confiance dans l’avenir ». Le festival de Taungbyone a survécu aux décennies de dictature et autres soubresauts politiques du pays. « Durant le régime militaire, sourit Mot Me Noe, les épouses des généraux étaient parmi les plus ardents adeptes du culte des nats, les militaires ne s’y sont donc jamais opposés ». Taungbyone n’a été annulé qu’une seule fois, en 2017, en raison d’une épidémie du virus H1N1. Le sera-t-il une seconde fois cette année pour cause de Covid-19 ?

Photo of author

Sophie Solère

Sophie Solère est une journaliste économique et sociale qui s'intéresse depuis des années à l'environnement et à l'interdépendance. Elle travaille pour Bouddha News, une plateforme de médias dédiée à la spiritualité et à la sagesse bouddhiste. En pratiquant le yoga et la danse méditative, Sophie a découvert le pouvoir des voyages spirituels, qui offrent tant de chemins pour se (re)trouver. Elle se consacre à partager avec les lecteurs de Bouddha News des histoires inspirantes et des conseils précieux sur la pratique spirituelle et l'environnement.

Laisser un commentaire