Du sang, du sang, du sang partout autour de moi. Des hommes tournent, dansent alentour, du sang dégoulinant de leurs visages… Non loin de là, un ancien, couteau à la main, entaille le haut du front des jeunes hommes qui font la queue avant d’aller danser et ainsi offrir leur sang aux esprits du lieu.
Suis-je vraiment au pays des sagesses himalayennes, non violent, bouddhiste ?
Cette scène et cette cérémonie me rappellent que, justement, le Tibet et son peuple n’ont pas toujours été et ne sont toujours pas complètement pacifiques, bouddhistes, aux sagesses himalayennes. Nous sommes à la lisière de la route de la soie, dans la région de l’Amdo, aujourd’hui partagée entre les provinces chinoises du Qinhai principalement, du Gansu et du Sichuan. L’Amdo a toujours été une zone frontière, tampon, habitée par une mosaïque d’ethnies et de langues différentes. Comme pour affirmer que cette province ambiguë est bien « sur la carte du Tibet », Tsongkhapa, le fameux réformateur du bouddhisme tibétain du XIVe siècle, à l’origine de l’école des bonnets jaunes, les guélougpas, celle des Dalaï-Lamas, choisit d’y naître, de même que le 10e Panchen Lama et le non moins fameux XIVe et actuel, Dalaï-Lama. Mais bien que ces grandes figures religieuses en soient originaires, l’Amdo n’a pas toujours été intégrée politiquement et militairement au Tibet. Sa proximité avec la route de la soie explique sans doute les convoitises et dominations successives des Hans de Chine, des Tibétains ou des Mongols. Tout comme le Kham, voisin, elle garda très longtemps son indépendance envers l’autorité de Lhassa.
C’est donc dans ce contexte historique et géographique complexe qu’a lieu, tous les étés, une des plus impressionnantes cérémonies tibétaines : le Lurol (voir encadré). Quand les champs de blé des villages aux alentours de Rebkong sont encore verdoyants et que les branches des arbres fruitiers se courbent sous le poids des fruits mûrs, lors du sixième mois du calendrier lunaire chinois, les habitants d’une dizaine de villages demandent aux esprits tutélaires la paix et la prospérité pour la communauté. Pour cela, ils offrent à ces derniers un spectacle vivant destiné à les apaiser et à les satisfaire. Les hommes-esprits, les « Lha ba » en tibétain, dirigent la cérémonie. Ces médiums, après être entrés en transe, prêtent leur corps aux déités pour qu’elles puissent intervenir favorablement dans le monde des humains. Ainsi sont-ils sollicités pour des divinations, des soins, des conseils, des protections ou même des exorcismes. Les Lha ba (ou Lha mo pour les femmes) sont présents dans toute l’aire culturelle tibétaine. Du Ladakh au Bhoutan, en passant par le Népal, il n’est pas une région qui ne fasse appel aux déités locales. L’origine de cette pratique viendrait de la religion prébouddhique bön. Lorsque pendant le règne du roi tibétain Trisong Détsen, Guru Rimpoché fut invité à répandre le bouddhisme au Tibet, il convertit au bouddhisme nombre de divinités locales tibétaines, les intégrant en leur donnant souvent le rôle de protecteur, telle la fameuse Palden Lhamo, protectrice du Tibet et du bouddhisme tibétain. Le Dalaï-Lama, lui-même, fait appel régulièrement aux oracles, comme celui de Néchung, son favori, pour le conseiller.
Le mystère du Tibet
Les encensoirs du temple sont gonflés à bloc de mélange de farine d’orge grillée, de genévrier ainsi que de nombreuses autres offrandes telles que fruits, alcool, fleurs, mélange de beurre et de farine, pain, graines de blé et d’orge. Le Lha ba Tenzimbim halète, bat du pied. Son souffle s’accélère. À chaque respiration, sa joue droite se gonfle et se dégonfle. La transe approche. Un autre Lha ba lui crache de l’alcool à la figure puis lui jette des graines d’orge ; des spasmes le prennent ; il bondit d’un coup sec, les yeux exorbités. Lhaba Tenzimbim donne des ordres aux villageois venus danser, punit certains, change d’autres de place. Il effectue sa propre mise en scène, possédé par l’esprit. Les hommes lui obéissent.
Ces danses sont considérées comme des jeux destinés à séduire et contenter la déité. Ainsi le Lha ba s’octroie-t-il le droit d’en définir les règles. En échange, les danseurs (les joueurs) lui demandent ses faveurs : obtenir d’abondantes moissons, échapper aux maladies ainsi qu’aux accidents…
Les offrandes rouges
Les joueurs de tambours, dont certains n’ont pas huit ans, ont les joues transpercées de « brochettes » de 30 cm de long ; dans leurs dos, une douzaine d’aiguilles de plus sont accrochées à leur peau. Au fur et à mesure que la danse s’accélère, les piques se détachent des corps et tombent au sol, telles des sangsues gavées. Le Lhaba du village de Lhanggya vient de s’asperger de son côté d’un litre d’alcool. La tête et la chemise trempées, un œil à moitié fermé, la lame d’un couteau entre les dents, il entreprend d’escalader le mât qui surmonte l’effigie du « Lha » (la déité). Arrivé au sommet, il attrape le couteau qu’il tenait dans la bouche pour s’entailler le front et laisser dégouliner un gros filet de sang. Non loin de là, des chèvres de paille commencent à flamber, symbolisant ainsi toutes les vraies chèvres qui ont été grillées avant qu’il ne soit interdit de le faire.
Bien que le dernier sacrifice animal ait été répertorié en 2006, ce type d’offrande n’est guère exécuté depuis 1959, date à laquelle il devint interdit de pratiquer ce rituel. La fête fut à nouveau autorisée en 1978. Les Lha ba étaient si peu nombreux à avoir survécu à la révolution culturelle, que l’on demanda à leurs descendants d’en tenir le rôle, sans qu’ils soient vraiment possédés. Ce n’est que vers les années 90, que l’on commença à se préoccuper de former d’authentiques Lha ba. L’apprentissage des nouveaux médiums fut alors assigné aux quelques survivants qui n’osaient jusqu’alors plus pratiquer au grand jour. Après avoir été sélectionnés ou désignés, certains apprentis Lha ba doivent faire une retraite de trois mois auprès d’un moine en ermitage et demander audience auprès d’un dignitaire religieux qui vérifie l’authenticité de la transe, questionne l’esprit « descendu » dans le corps du médium, sur son nom et ses intentions. Le futur Lha ba doit ensuite faire vœu de ne pas mentir, de ne pas faire de mal autour de lui.
« Ce soir, une fois de plus depuis le IXe siècle, hommes, femmes et enfants auront joué le jeu des déités. Celles-ci quitteront bientôt les corps empruntés, rassasiées de danse, de chant et de sang, et retrouveront leur royaume invisible et intangible. »
Les femmes, jusqu’ici seulement spectatrices, entrent en scène pour réciter des chansons d’amour. Le rouge vermillon des bijoux en coraux rivalise avec le bleu profond des brocards. Une chorégraphie étonnante lie hommes et femmes, qui ne font que se croiser furtivement dans la ronde des possibles. Les couleurs chatoyantes voilées par la fumée des encensoirs scintillent sous les rayons du soleil couchant.
Ce soir, une fois de plus depuis le IXe siècle, hommes, femmes et enfants auront joué le jeu des déités. Celles-ci quitteront bientôt les corps empruntés, rassasiées de danse, de chant et de sang, et retrouveront leur royaume invisible et intangible.
Le Lurol, ce jeu fantastique digne d’un metteur en scène surréaliste, qui mêle à la fois ferveur festive, transe et pratique sacrificielle, perdure au XXIe siècle. La technologie et les enjeux politiques et économiques détermineront et façonneront son évolution. Tout comme la frontière du visible et de l’invisible, la frontière du rituel et du folklore peut, elle aussi, porter à confusion. En effet, le risque demeure d’une « muséification » engendrée par l’ethnotourisme, dont les autorités chinoises ont montré combien elles savaient en tirer les ficelles… et les profits.