Ils sont une cinquantaine, des filles et des garçons âgés de 12 à 16 ans, assis sur des bancs de bois, appliqués à écrire dans un cahier des réponses aux questions posées par un livre de géographie ouvert devant eux. Dans des classes voisines, d’autres adolescents terminent un cours de mathématiques puis entament une leçon de littérature. Des élèves comme dans tous les lycées du monde. Sauf que… certains ont le crâne rasé et portent la robe des novices bouddhistes, rose avec l’écharpe auburn pour les filles, bordeaux pour les garçons. Les autres, les « laïcs », ont revêtu la chemise blanche et le longyi vert de l’uniforme traditionnel de l’éducation birmane. Il y a autre chose, difficile à saisir, chez ces petits groupes de cerveaux concentrés. Tout visiteur qui, lors de déambulations dans les rues de Birmanie, est passé devant une école à l’heure de classe n’a pas manqué d’entendre, s’élevant de derrière les murs, le brouhaha cacophonique de dizaines de voix aiguës répétant des mots ou des phrases écrites par des professeurs sur un tableau. Ici, rien de ces excès vocaux, seulement de polis chuchotements lorsque deux élèves échangent un propos sur l’une des questions. On réalise aussi que dans plusieurs livres, le birman côtoie l’anglais. Nous ne sommes pourtant ni dans une école internationale ni dans l’un de ces établissements privés qui se multiplient depuis quelques années, mais bien dans l’une des nombreuses classes de l’école monastique Phaung Daw Oo (PDO) à Mandalay qui, avec ses 9 200 élèves (y compris 700 novices et nonnes) et 422 enseignants, dont plusieurs bénévoles étrangers, est la plus importante de ce genre du pays.
Une approche holistique centrée sur l’enfant
Au-delà de sa taille, l’école PDO est surtout réputée pour l’avant-gardisme de son enseignement. Assis dans un bureau, le regard espiègle derrière des lunettes aux larges montures noires, le moine directeur de l’école, le vénérable U Nayaka, 73 ans, détaille la genèse et la philosophie de son établissement. « J’ai créé l’école en 1993 avec mon frère, le Vénérable U Zawtika, nous nous sommes inspirés d’établissements développés par des missionnaires chrétiens, essentiellement dans les régions ethniques de montagne, qui proposaient un enseignement général gratuit aux enfants dont les parents vivaient dans la pauvreté », explique-t-il dans un parfait anglais. Les années passant, les programmes scolaires se sont graduellement démarqués du cursus traditionnel. « En Birmanie, l’enseignement public est basé sur la répétition et le par cœur, ajoute le vénérable, cela fait des élèves des « perroquets » qui obtiennent souvent de bonnes notes aux examens, où on leur demande de copier ce qu’il y a dans les livres. Ici, nous avons engagé une approche holistique centrée sur l’enfant dès la maternelle et après le primaire, nous enseignons une méthode basée sur la pensée critique. »
« Ici, nous accueillons des enfants de toutes religions dont les parents sont dans la misère – beaucoup sont dépendants de la drogue -, d’autres ont été forcés de quitter leur village à cause des conflits ethniques qui continuent de déchirer le pays. » U Nayaka
Les écoles monastiques bouddhiques relèvent d’une tradition en Birmanie qui remonte au XIe siècle lorsque le roi Anawrahta, fondateur du premier royaume unifié de Bagan, a instauré le bouddhisme Theravada comme religion officielle. L’enseignement était exclusivement prodigué par des bonzes aussi bien aux enfants des campagnes qu’aux héritiers du trône. Même si toutes les branches y étaient enseignées, les moines professeurs mettaient l’accent sur l’apprentissage en langue pali des écritures et préceptes bouddhiques avec pour objectif d’amener les jeunes hommes à la vie monacale. Souvenir de cette époque, il n’existe aujourd’hui qu’un seul mot, « kyaung », pour désigner à la fois l’école et le monastère. Cet enseignement eut au moins le mérite de faire de la Birmanie, au tournant des XIXe et XXe siècles, un des pays d’Asie orientale les plus alphabétisés. Le colonisateur britannique dès son entrée dans le pays (conquis en trois étapes entre 1824 et 1885), entama une profonde refonte du système éducatif, « d’abord en introduisant davantage de matières « temporelles » dans le programme monastique et plus tard en établissant un système d’écoles laïques qui pourrait l’alimenter en administrateurs et fonctionnaires locaux et lui permettre de « civiliser » le peuple birman », écrit Jack A. Dougherty, spécialiste de l’éducation au Trinity College de Hartford (Connecticut), dans un essai, Les effets de la période coloniale sur l’éducation en Birmanie. De 1962 à 1988, sous le règne du dictateur Ne Win, les écoles monastiques furent interdites avant d’être à nouveau autorisées dès 1992.
Une école ouverte à toutes les religions
Aujourd’hui il existe quelque 1600 écoles de ce type dans le pays, dont un grand nombre à Mandalay, qui assurent gratuitement l’éducation suivant un programme reconnu par le gouvernement d’environ 300 000 enfants et adolescents. Le profil et l’histoire de ces élèves reflètent bien les difficultés auxquelles le pays, malgré l’arrivée au pouvoir en 2016 après un demi-siècle de dictature militaire, d’un gouvernement civil démocratiquement élu, continue de faire face. « Ici, poursuit U Nayaka, nous accueillons des enfants de toutes religions dont les parents sont dans la misère – beaucoup sont dépendants de la drogue -, d’autres ont été forcés de quitter leur village à cause des conflits ethniques qui continuent de déchirer le pays. Nous avons un pensionnat qui héberge 400 d’entre eux, dont une centaine d’orphelins, ainsi qu’une clinique qui accueille chaque jour les enseignants, élèves et membres de la communauté voisine de l’école. » L’enseignement du bouddhisme, le dhama, est assuré le dimanche par des bénévoles lors de classes facultatives.
Su Htet Myat, jeune fille de 17 ans originaire de Yangon, est arrivée au pensionnat à l’âge de 5 ans avec ses deux frères et sa sœur. Leur mère était décédée et leur père victime d’une santé défaillante, avait dû fermer son atelier de mécanique. Aujourd’hui, elle fait partie des « anciennes » de l’école. « Je m’y sens très bien, sourit-elle, j’ai beaucoup d’amis et je ne manque de rien. » Adoptée par un couple d’Allemands, elle souhaite se rendre en Europe pour poursuivre ses études. « J’aimerais apprendre la médecine, mais je n’ai pas suffisamment confiance en moi, avoue-t-elle, alors je pourrais étudier pour devenir enseignante et revenir dans mon pays. »
Depuis 2011, début de quatre ans de transition, les gouvernements birmans ont lancé d’ambitieux programmes en faveur de l’éducation. Le budget de ce ministère a augmenté de six fois entre les années fiscales 2011-2012 et 2017-2018 pour atteindre 8,8% des dépenses de l’État. Un effort louable, mais qui selon les experts mettra de nombreuses années avant de se concrétiser. Aujourd’hui, le gouvernement ne fournit que 20% du budget de l’école PDO, le reste provient de dons étrangers.