À la découverte de la solastalgie, prendre en compte les « émotions de la Terre »

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Qui n’a jamais ressenti douleur, déception ou colère face au spectacle de la destruction de la nature ? C’est pour désigner ce sentiment et son impact sur la santé mentale que Glenn Albrecht, philosophe australien, a inventé le terme de « solastalgie », qui s’impose petit à petit dans le paysage intellectuel et dans les discussions autour de l’écologie. Une façon originale de réinterroger le rapport entre les humains et la nature.

C’est une autre épidémie, plus latente et plus silencieuse, qui frappe néanmoins de plus en plus de monde à l’échelle planétaire. Et, à l’instar du coronavirus, elle est tout aussi révélatrice des dysfonctionnements de nos sociétés contemporaines. Cette épidémie, c’est la détresse que ressentent de plus en plus d’êtres humains face à la destruction de leur environnement de vie.

Glenn Albrecht, philosophe australien, étudie ce phénomène depuis plusieurs années, après avoir notamment recueilli les témoignages des habitants de la Hunter Valley, une région au nord de Sidney. Là-bas, ce sont des milliers de kilomètres d’une nature prodigieuse qui ont été ravagés par de gigantesques mines de charbon : disparus les chants des oiseaux et les paysages enchanteurs, il n’y a plus de place désormais que pour la poussière, l’odeur âcre et le vacarme assourdissant des engins explosifs qui traquent le minerai dans les moindres recoins de ces chantiers à ciel ouvert. À cette altération profonde et radicale, les riverains ne peuvent plus répondre que sidération et désespoir.

La solastalgie : la dévastation de la nature

Cette détresse, Glenn Albrecht lui a donc donné un nom : la « solastalgie », qu’il définit précisément comme « le sentiment ressenti face à un changement environnemental stressant et négatif » et « la désolation éprouvée face à la dévastation d’un lieu naturel aimé, qui fait partie de notre identité ». Comme la nostalgie, présentée comme « le mal du siècle » lorsqu’apparaît le syndrome au XIXe siècle, la solastalgie partage l’idée d’un fort attachement à son lieu de vie. Sauf que cette fois, ce mal-être s’exprime sans même avoir quitté le pays : cette violence psychologique s’impose chez soi par la transformation subie de son environnement de vie habituel. Ce faisant, Glenn Albrecht remet en lumière une réalité trop souvent méprisée : la nature affecte directement notre moral, notre santé mentale étant souvent plus impactée par notre environnement qu’on ne veut bien le croire.

Spécialiste de l’éthique environnementale, salué dans le monde anglo-saxon mais encore méconnu en France, Glenn Albrecht développe ce concept depuis une vingtaine d’années, mais ses travaux ne sont publiés que pour la première fois en langue française, avec Les émotions de la Terre. Des nouveaux mots pour un nouveau monde (Éd. Les Liens qui libèrent, 2020). Ouvrage érudit mais essentiel – Pablo Servigne, qui en dit le plus grand bien, parle d’un livre d’une « importance capitale » – on y découvre que sa passion du néologisme ne s’arrête pas à la « solastalgie », loin de là : c’est tout un arsenal sémantique qu’a ainsi créé le philosophe, soucieux d’inventer des mots nouveaux pour identifier les nouveaux maux de notre époque.

La solastalgie partage l’idée d’un fort attachement à son lieu de vie. Sauf que cette fois, ce mal-être s’exprime sans même avoir quitté le pays : cette violence psychologique s’impose chez soi par la transformation subie de son environnement de vie habituel.

« J’ai toujours été surpris de constater qu’il n’y avait pas de mots en psychologie humaine pour définir la détresse environnementale, nous a-t-il expliqué lors de son passage à Paris, début mars. Or ce sont des émotions importantes qui méritent leurs propres termes ! ». C’est ainsi qu’il qualifie de « psychoterratiques » les émotions positives ou négatives causées par l’état de l’environnement sur Terre. À la fin, un glossaire répertorie cette série de nouveaux mots de vocabulaire, aux allures parfois étonnantes, comme « l’écoagnosie », « la soliphilie », « la terrafurie » ou encore « l’holobionte ».

Les anciens savaient

Si Glenn Albrecht s’appuie notamment sur les traditions culturelles des aborigènes – « Ce peuple a une histoire impressionnante de longévité et de coexistence avec les autres êtres humains et non humains », écrit-il ainsi dans sa préface – il puise aussi son inspiration du côté de diverses réflexions écologistes et spirituelles développées par Aldo Leopold, Arne Naess ou Joana Macy, entre autres. De quoi aussi y déceler, à bien des égards, des accents bouddhistes – une filiation intellectuelle qu’il ne nie pas par ailleurs. « J’ai beaucoup d’empathie pour les religions qui intègrent l’humain dans le reste du monde, c’est pourquoi différents aspects du bouddhisme me sont tout à fait familiers. Je reconnais complètement la valeur d’une vie menée selon les principes bouddhistes », explique-t-il ainsi.

Pourfendant par ailleurs « les religions organisées qui ont construit la séparation de l’Homme et de la Nature », Glenn Albrecht se fait ainsi le défenseur d’une nouvelle spiritualité laïque qu’il dote à son tour, évidemment, d’un drôle de néologisme : le « ghedeist », auquel est ainsi consacré le 5e chapitre, se définit comme ce « sentiment d’une interdépendance symbiotique profonde entre le soi et les autres êtres vivants (humains et non humains) et leur rassemblement pour vivre ensemble dans les lieux et espaces partagés sur Terre. Il s’agit d’un sentiment séculier d’une affinité intense et d’empathie mutuelle envers les autres créatures ».

Derrière ces néologismes surprenants, qui ne doivent sûrement pas effrayer le lecteur curieux, se cache donc une intention louable et hautement nécessaire, chez Glenn Albrecht : permettre à l’être humain de renouer à une certaine harmonie perdue avec la nature. Et pour cela, le philosophe australien en est persuadé, il convient d’abord d’« éliminer le dualisme nature-culture qui est l’une des principales erreurs de nos philosophies occidentales ». Tout cela valait certainement un nouveau dictionnaire !

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Sophie Solère

Sophie Solère est une journaliste économique et sociale qui s'intéresse depuis des années à l'environnement et à l'interdépendance. Elle travaille pour Bouddha News, une plateforme de médias dédiée à la spiritualité et à la sagesse bouddhiste. En pratiquant le yoga et la danse méditative, Sophie a découvert le pouvoir des voyages spirituels, qui offrent tant de chemins pour se (re)trouver. Elle se consacre à partager avec les lecteurs de Bouddha News des histoires inspirantes et des conseils précieux sur la pratique spirituelle et l'environnement.

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