Le phénomène des « hikkikomori », ces adolescents et adultes qui vivent reclus chez leurs parents et refusent toute forme de communication sociale, tend aujourd’hui à se généraliser. Ils seraient près d’un million au Japon ! Et cette tendance n’épargne pas l’Occident, où elle commence aussi à être identifiée. Comment s’en étonner puisque nous vivons à une époque qui préfère les charmes aseptisés de la réalité virtuelle à l’expérience directe et forcément risquée du monde, où les réseaux sociaux et leurs pseudonymes remplacent les bonnes vieilles conversations de café. Où toute une pharmacopée prend en charge nos peurs et nos angoisses ; où notre alimentation enfouit la saveur des aliments sous les graisses, le sucre et le sel ajoutés, répudiant du même coup la merveilleuse fadeur ; où nous multiplions les fuites et distractions afin de ne surtout pas être confrontés à notre réalité nue, pleine et entière. La façon de vivre le réel tel quel, dans son surgissement immédiat, porte un très beau nom dans la tradition zen : nyoze ou « comme cela ».
Je me souviens encore d’une des phrases qui m’ont le plus étonné dans ma tendre adolescence alors que je posais les yeux sur les traductions des textes anciens du Ch’an chinois. Nous la devons au laïc P’an Yü au VIIIe siècle :
Quelle activité merveilleuse, quel miracle !
Voilà que je puise de l’eau et porte du bois !
Vivre la pleine et simple évidence du monde
Bien sûr, je n’y comprenais goutte et en faisais tout un mystère et tout un plat, imaginant une réalisation bucolique et mystique à la fois, ne réalisant pas que ce simple exercice d’admiration me concernait au premier chef et pouvait s’appliquer à ces devoirs d’écolier, au désherbage de l’allée ou à la table de cuisine à débarrasser, activités devant lesquelles je renâclais volontiers. La sagesse me semblait bien plus juste et délectable distillée dans les savoureuses pages des livres que dans la voix récriminatrice de ma chère maman. Rien ne m’était alors plus pénible que les tâches ménagères ou ce jardinage qui décidément rendait la terre bien basse.
Nyoze se manifeste quand la porte de la perception est laissée librement ouverte sur le monde et que les choses sont perçues, touchées, vues, senties, goûtées dans une plénitude libre de jugement et d’appréciation.
Pourtant cette invitation est celle de vivre la réalité sans le truchement des filtres et des édulcorants, à vivre la pleine et simple évidence du monde, Tathata en sanskrit, ce qui est ainsi, tel quel. Les choses perçues directement et crûment sans intermédiaire ni distorsion. Le bleu du bleu. L’amertume de l’amer. Et cette perception ne passe pas, bien évidemment, par le prisme de la pensée qui s’empresserait de capitaliser, catégoriser ou évaluer l’expérience directe : nyoze existe alors quand la porte de la perception est laissée librement ouverte sur le monde et que les choses sont touchées, vues, senties, goûtées dans une plénitude libre de jugement et d’appréciation. Alors nous sommes ouverts. Ouverts à la fluctuation de l’impermanence, prêtant l’oreille aux chants des oiseaux dans la canopée printanière, nous sommes attentifs au tissu chatoyant des pépiements, roulades, gazouillements et trilles lancés de toutes parts, nous ouvrons notre conscience jusqu’à lui donner pour chair et royaume l’étendue des ramures et du ciel traversé de tant et tant de chants, sans en choisir un seul. Plutôt que de nous réfugier du côté de l’observation, nous devenons ce qui est contemplé et nous nous détendons. Nous laissons notre présence couler, irriguer les formes rencontrées et leurs métamorphoses, et notre différence et singularité finissent par s’y effacer. Percevoir couleurs, saveurs, odeurs, formes et textures sans plus les inventer ni les inventorier, mais devenir leur réceptacle. Laisser l’univers nous vivre et nous respirer à sa guise. Dans le monde de nyoze, toute manipulation ou trituration du perçu est impossible, toute utilisation du monde comme objet aussi. L’objet a cessé de faire sens. Le sujet, c’est-à-dire la conscience dépouillée du dedans ou du dehors se déploie librement.
Le seau
Empli d’eau de pluie
Assez pour aujourd’hui
M’enfonçant
Et m’enfonçant encore
Montagnes vertes
Juste comme ça
Il pleut, je suis trempé
Je marche
Mendiant j’accepte
Le soleil écrasant
Les petits poèmes, les haïkus, de Taneda Santoka, poète et moine mendiant du siècle dernier, expriment cette vérité simple du monde vécu sans compromis. Chaleur ou pluie, cuit ou trempé, le prêtre errant consent sans restriction ni négociation ce qui frappe à sa porte. Il devient pluie et chemine avec et en elle, il reçoit le soleil brûlant comme le plus précieux des dons et se reconnaît partout, se mélangeant sans réticence ni restriction.
Invitations
Pour une aventure gustative intéressante. Prenez conscience des mots et commentaires qui vous viennent à l’esprit quand vous contemplez votre assiette ou votre bol, ce babil intérieur qui y va toujours de son petit commentaire ; appliquez-vous à percevoir textures et couleurs sans faire usage des mots. Quand vous prenez votre première bouchée, ne commentez pas. Contentez-vous de goûter. Dès qu’un mot ou un jugement s’élève, et ce sera forcément le cas, revenez au silence du goût véritable.
Vous êtes pris sous l’averse, plutôt que de vous précipiter, épaules relevées et contractées, détendez-vous et contentez-vous de marcher calmement. Accueillez la pluie sans essayer de lui échapper ou de protéger quoi que ce soit. Appréciez cette fraîcheur ou ce froid. Contentez-vous de cette joie simple que les enfants connaissent bien.
Pouvez-vous vivre sans tous ces « et si » dont vous affublez les situations et les choses, costumez les êtres. Et si… vous vous décidiez à ne plus souhaiter que rien ni personne ne soit autre ou autrement ?