Tout au long de votre livre, dans votre approche de l’art, vous semblez très inspirée par le Vipassana. Comment avez-vous découvert le bouddhisme ?
Étudiante en histoire de l’art, je suis allée à une exposition sur Okusaï qui eut, à l’époque, un grand retentissement en France. Fascinée par ce monde que j’ignorais, j’ai décidé de faire ma maîtrise sur les trente-six vues du Mont Fuji d’Okusaï. Je me suis plongée dans l’histoire du Japon, j’ai découvert le bouddhisme Zen et j’ai tout de suite ressenti une grande familiarité avec cette façon de penser. J’ai donc voulu approfondir cet enseignement avec le livre Esprit zen, esprit neuf de Shunryu Suzuki ; ce fut une véritable révélation. Une forme de reconnaissance, car, soudain, tout ce que je vivais à l’intérieur, je le voyais traduit à l’extérieur dans ces pages. J’ai alors commencé à faire des retraites Vipassana, dont une d’un mois au Népal avec Lama Zopa Rinpoché, puis dans son centre à Paris. Grâce à cette pratique, j’ai appris à appréhender les choses telles qu’elles sont, commencé à saisir comment fonctionnait mon esprit et je me suis très vite sentie mieux armée pour démonter les processus qui m’entraînaient tous les jours. Et surtout, j’ai appris à voir.
Le bouddhisme a donc beaucoup influencé votre carrière d’historienne de l’art ?
Énormément ! C’est une approche source. J’ai travaillé au Musée en herbe (un musée pour enfants) au centre Pompidou et à la Halle Saint-Pierre ; je faisais de la médiation pour les collections. Dans ce souci de transmission, je me demandais : comment faire voir ? Car on s’aperçoit qu’aujourd’hui, les gens ne savent plus voir. La crise de l’attention dont parlent les neurosciences est un fait avéré. Elle impacte donc les visiteurs qui sont dans un mouvement continu. Or, on ne peut pas prétendre que l’œuvre se révèle en quarante secondes. Le regard est un apprentissage. Mais comment donner au public qui n’a pas envie d’une visite-conférence ni d’un audio guide, un outil qui puisse l’aider à entrer dans une œuvre d’art avec toute sa diversité ? Pour répondre à cette question, j’ai créé « la cérémonie du regard » qui se décline en deux protocoles : « l’appareil photo » et le « dialogue silencieux », inspiré de mon expérience des retraites Vipassana.
En quoi est-ce une « cérémonie du regard » ?
Je fais référence à la cérémonie du thé au Japon. Le visiteur passe d’abord par un jardin aménagé de manière consciente pour se délester de ses soucis afin d’avoir l’esprit disponible avant d’entrer dans le salon de thé. Grâce à ce passage, il peut apprécier au mieux ce qui lui est donné à vivre.
« Mes nombreuses retraites Vipassana m’ont fait découvrir que mon esprit pollué était un frein à l’observation du monde. Face à une œuvre, pour qu’elle se découvre, on doit faire un pas de côté et prendre de la distance avec toutes nos idées préconçues. »
L’idéal serait d’entrer dans un musée avec la même démarche : déposer sa vie quotidienne sur le seuil pour pénétrer dans la temporalité du musée, où une certaine lenteur est de rigueur. Ce sas est nécessaire pour être disponible et recevoir ce qui est proposé avec la totalité de notre être, notre esprit et notre corps. La notion d’entre-deux s’est perdue ; nous basculons d’une chose à l’autre sans faire de pause. Or un musée n’est pas un lieu ordinaire, il est hors du temps. L’esprit et le corps ont besoin de prendre un temps pour vivre cette transition vers cet autre univers, où l’on doit à être là, entièrement présent dans ce que l’on fait et observe. Cela paraît évident sauf que cette simplicité se révèle souvent être d’une complexité énorme, car notre esprit est ailleurs. Mais si on suit le protocole de la cérémonie du regard, il nous révèle que l’on retire une grande satisfaction à vivre les choses pleinement. Le musée est un lieu de l’attention.
Parlez-vous du corps comme d’un véhicule de visite de la même manière qu’on parle du corps comme véhicule de méditation ? Serait-ce à travers lui que l’art comme le sacré peut se dévoiler ?
Le bouddhisme l’enseigne merveilleusement : l’état du corps influe sur notre capacité de perception. Il faut donc prendre soin de ce véhicule. Pour cela, avant la visite, je préconise des exercices physiques et surtout des respirations profondes permettant de se détendre. C’est le seul moyen de s’ouvrir à ce qu’il y a devant nous. On s’ouvre à l’attention ainsi. Le corps est un vecteur de perception. Il est essentiel de ne pas rester immobile devant une œuvre, mais de l’appréhender sous plusieurs points de vue pour qu’elle se révèle. Et le corps participe à cette mise en relation. Il en est de même face à chaque situation de notre vie : variez les points de vue pour apprendre à voir avec les yeux de l’intuition, de l’attention.
Vous citez la phrase du maître zen Suzuki Roshi : « Quand je regarde une œuvre d’art, je regarde une œuvre d’art ». Qu’est-ce qu’elle signifie pour vous ?
Cette phrase nous invite à être présents à ce qu’on fait. Car ce n’est qu’à cette condition que l’œuvre peut se révéler. Mes nombreuses retraites Vipassana m’ont fait découvrir que mon esprit pollué était un frein à l’observation du monde. Face à une œuvre, pour qu’elle se découvre, on doit faire un pas de côté et prendre de la distance avec toutes nos idées préconçues. Le jugement (j’aime/je n’aime pas) est un obstacle incommensurable à l’observation du monde. Il s’agit de développer son espace mental pour pouvoir se laisser éblouir. C’est alors que le musée devient un lieu d’entraînement à l’émerveillement et à la présence.