Si vous espérez faire la connaissance d’un Rinpoché tibétain classique du Vajrayana, « le bouddhisme de l’Himalaya », passez votre chemin. Loin des clichés qui collent aux robes des moines du « Toit du Monde », le Vénérable Drubpön Tharchin Rinpoché, bien qu’appartenant aux traditions Kagyupa et Nyingmapa (cf.encadré 1), est ladakhi, donc d’une culture différente. En arrivant au « Petit Tibet », je connaissais à peine ce maître qui s’est révélé être éminemment sympathique et qui porte dans son pays – luminosité oblige – de grandes lunettes de soleil noires et une casquette orange qui le font ressembler de loin à une star de Bollywood. Bienveillant, souriant, à la spontanéité rafraîchissante, j’ai adoré discuter avec lui. Pour toutes ces raisons, mais aussi parce qu’il utilise pour communiquer un langage amusant et très particulier – un mélange franco-anglais-ladakhi auquel on s’habitue avec une rapidité déconcertante et qui donne à ses paroles une couleur joyeuse et chatoyante.
Ensuite, car en le voyant vivre, j’ai découvert sa grande adaptabilité aux événements – une capacité rare qui atteste d’une pratique éclairée de l’impermanence – et d’un caractère peu conventionnel, dont témoigne son histoire. Ainsi, venu en France la première fois en 1992, pour quelques semaines, il n’en est jamais reparti. « Une histoire de karma », dit-il amusé, qui s’est concrétisée en se mariant la même année avec Laurence, l’une de ses disciples. Depuis, ce père d’une fille vit avec son épouse dans la région parisienne, où il enseigne, et l’été au Ladakh, où il mène de nombreuses actions humanitaires par l’intermédiaire de son association France Himalaya Tiers-monde (1). À la tête également de deux monastères au Ladakh, à Leh et à Skindiang, et d’un troisième en Himachal Pradesh, à Mandoglu, où une école accueille près d’une centaine d’élèves, l’éducation est au centre de ses priorités (2).
De plus, son parcours inattendu l’a conduit à renaître deux fois consécutives dans la même maison et famille à Skindiang – un phénomène peu fréquent -, à être reconnu très jeune comme étant un Rinpoché et un Tertön (3), et à créer en France où il représente Sa Sainteté Chetsang Rinpoché l’Institut du Bouddhisme Tibétain Kagyü Rinchen Pal – il y enseigne notamment la philosophie et les principes de la religion bouddhiste – et le Centre Bouddhique Tibétain Drikung Kagyü Rinchen Pal. Enfin, comme le hasard n’a décidément pas de place dans cette histoire, Rinpoché, qui est considéré comme étant une émanation de Padmasambhava, est né à Skindiang (4) le 1er décembre 1949, le jour de l’anniversaire de ce Bouddha, non loin d’un lieu sacré où ce dernier aurait séjourné autrefois brièvement. Un site encore préservé, car loin des circuits touristiques : plusieurs heures de routes souvent sinueuses, étroites et chaotiques sont nécessaires pour s’y rendre. À Paris, le Vénérable Drubpön Tharchin Rinpoché retrouvera sans doute un asphalte en meilleur état – quoique – pour accueillir son maître, Sa Sainteté Gyalwang Drikungpa, qui viendra enseigner et donner des initiations pour la première fois fin octobre, puis de manière imperturbable continuera à dérouler dans cette vie un karma aux multiples rebondissements.
Rinpoché, quels sont les principes bouddhistes qui vous semblent essentiels à transmettre en Occident ?
Dans les pays asiatiques, les valeurs et bases du bouddhisme sont transmises et inculquées dès l’enfance. Or, en Occident, ce sont les valeurs judéo-chrétiennes qui le sont et, par voie de conséquence, certaines notions comme l’impermanence, la réincarnation ou la vacuité ne sont pas enseignées. C’est pourquoi je demande à mes disciples de consacrer un temps de réflexion à ces thèmes et de méditer quotidiennement sur ces principes afin qu’ils se familiarisent avec eux et les intègrent petit à petit dans leur existence. Je recommande cette pratique, car j’en connais l’importance. Nul besoin pour autant de s’isoler dans un ermitage, l’essentiel est de faire preuve de constance, rigueur et détermination. Personne ne peut réaliser ce travail pour vous. C’est un choix qui appartient à chacun. Nous sommes des êtres libres, responsables, autonomes.
« Le bouddhisme est réellement une voie qui libère de la souffrance. Mais cette tradition n’est pas qu’une méthode de bien-être. Le bouddhisme ne travaille pas uniquement sur les conditions de cette vie et prépare également aux prochaines afin qu’elles soient les plus heureuses possible. »
La pratique est très variée et fait partie intégrante du quotidien. Il est par exemple possible de générer plusieurs fois par jour des pensées d’éveil en souhaitant le bonheur de tous les êtres, d’avoir des paroles agréables, d’essayer de réconcilier ceux qui ne s’entendent pas, d’aider les êtres qui sont dans le besoin…
Revenons à la notion si essentielle qu’est l’impermanence. Se familiariser avec évite bien des souffrances…
Oui, notamment lorsque nous perdons des êtres chers ou des biens auxquels nous sommes attachés. Certains maîtres disent que d’une certaine manière, le bouddhisme dans tous ses aspects, philosophiques et religieux, ne consiste qu’à préparer à la mort. Dans cette tradition, la manière dont on décède conditionne les renaissances à venir. C’est dire l’importance de ce passage, inévitable. Il ne sert donc à rien de l’occulter. En tant qu’être vivant et bouddhiste, je m’y prépare en suivant les enseignements et recommandations du Bouddha ; il a éclairé notre ignorance à son propos. De plus, je médite sur la souffrance causée ici par la réalité de l’impermanence. Comprendre l’origine de mes souffrances me permet d’appliquer le remède qui leur convient. Quoi qu’il en soit, dans ce domaine comme dans d’autres, dans le bouddhisme rien n’est imposé aux pratiquants de manière dogmatique. Chacun est libre de choisir la méthode qui lui convient. Et le bouddhisme est si vaste que de nombreuses possibilités s’offrent aux disciples.
Avez-vous l’impression que les principes bouddhistes sont bien compris en Occident ?
Avant l’invasion chinoise, le bouddhisme tibétain était confiné au Tibet. Après 1959, le reste du monde l’a découvert. Des graines ont été semées, mais il faut du temps pour qu’elles arrivent à maturation. Actuellement, de nombreuses méthodes de bien-être s’inspirent du bouddhisme : le reiki, la sophrologie, la méditation mindfulness, le yoga… Mais ce ne sont pas des pratiques du bouddhisme. Avant de réaliser l’Éveil, le Bouddha, qui était un être humain et non un dieu, il ne faut pas l’oublier, a éprouvé comme vous et moi des moments de joies, de souffrances, de doutes, des crises existentielles. Le chemin qu’il a enseigné, pragmatique et accessible à tout un chacun, apprend à ne plus s’identifier aux causes de la souffrance. De nombreux grands maîtres nous prouvent que cette voie n’est pas réservée à une élite, mais à tous ceux qui se donnent les moyens de la réaliser. Il faut donc du temps pour découvrir cette tradition, s’en imprégner et choisir ensuite, ou non, de la pratiquer. Devenir bouddhiste est un processus qui s’inscrit sur le long terme.
En quoi le bouddhisme peut-il répondre aux besoins fondamentaux des êtres humains ?
En tout premier lieu, je dirais que l’être, d’où qu’il provienne, a besoin de deux choses : d’amour et de connaissance. D’amour pour se sentir en sécurité et pouvoir se construire en confiance ; de connaissance pour étayer et confirmer sa pratique, et avancer avec lucidité, raison et pragmatisme. Le bouddhisme comprend différents niveaux d’enseignement, car il s’adresse à des auditoires aux capacités différentes. C’est pourquoi je peux dire très clairement que cette tradition répond aux différents besoins et questions des êtres humains.
Certains Occidentaux se tournent vers le bouddhisme pour aller mieux. Comme si le bouddhisme était magique. Que pensez-vous de ce type de motivation ?
Le bouddhisme est réellement une voix qui libère de la souffrance. Donc, dans certains cas, cette motivation est juste. Elle est une porte d’entrée. L’important est de ne pas demeurer dans cette approche, car cette tradition n’est pas qu’une méthode de bien-être. Le bouddhisme ne travaille pas uniquement sur les conditions de cette vie et prépare également aux prochaines afin qu’elles soient les plus heureuses possible. Cela posé, il importe de ne pas oublier que des années de travail sont nécessaires pour obtenir des résultats visibles. C’est pourquoi le Bouddha a dit : « Il m’est impossible de purifier le karma négatif des êtres même si je les arrose avec de l’eau bénite safranée, je ne peux pas prendre leurs souffrances et les éradiquer. La seule chose que je puisse faire et de vous donner les conseils à suivre pour y arriver ». Celui qui suit cette voie doit donc pratiquer, étudier, avec assiduité.
Il est souvent question dans le bouddhisme de la loi de l’interdépendance, c’est-à-dire ?
Tous les êtres, tous les éléments et phénomènes sont interdépendants. Lorsqu’un maillon de la chaîne de l’interdépendance est grippé, c’est toute la chaîne qui s’en ressent. Si nous ignorons cette notion d’interdépendance, nous nous vivons comme étant séparés des autres et nous en souffrons régulièrement. À partir du moment où nous intégrons cette notion, notre relation à nous-mêmes et à autrui change radicalement. Nous devenons plus altruistes et, peu à peu, notre esprit se transforme, les pensées, les paroles, les actes sont plus bienveillants, et nous nous sentons plus sereins.
Les textes disent que le Bouddha Shakyamuni a développé des pensées altruistes durant des éons, de vie en vie, avant de réaliser l’Éveil. Ce qui signifie qu’il est indispensable de pratiquer régulièrement et longtemps pour changer de manière stable. Le yoga de Naropa (cf.encadré 2) que je transmets et la méditation facilitent ce processus : discipliner, pacifier son esprit, éviter que le mental prenne le dessus. Tout cela aide à recouvrer les qualités inhérentes à l’esprit, telles que la paix et la joie.
Entretien réalisé par Bouddhanews.fr
Filmée par Tsewang Palden au monastère d’Agling à Leh au Ladakh
Traduction Khandro Padma Dreulma