Rinpoché, vous avez fait vos études sous la direction de maîtres éminents dans plusieurs monastères, dont l’un, Dagpo Shédroup Ling, était réputé au Tibet, pour sa sévérité. Connu sous le nom de Lamrim Datsang (le monastère du Lamrim), il avait été fondé par un disciple de Djé Tsongkhapa en suivant les instructions de ce dernier, pour maintenir et diffuser l’enseignement du lamrim. Vous qui êtes un grand maître du lamrim, quelles sont les grandes lignes de cet enseignement ?
Le lamrim, ou « les étapes de la voie », est un condensé de l’ensemble des enseignements de Bouddha – qui, je le rappelle, a enseigné durant quarante-cinq ans -, en s’adaptant toujours à son auditoire, novices et personnes plus avancées sur la voie. Le lamrim indique de nombreux moyens, accessibles à chacun selon ses aptitudes, pour faire face et transformer les difficultés inhérentes au samsara, le cycle des existences, que ce soit dans l’immédiat, dans cette vie, ou à plus long terme, dans celles à venir.
J’expose souvent le lamrim, c’est vrai, mais de là à me considérer comme un grand maître du lamrim, non ! C’est mon prédécesseur (Dagpo Lama Rinpotché, de son nom Djampèl Lhundroup, ndlr) qui l’était. Aussi, quand j’ai été reconnu comme la réincarnation de ce maître, les gens m’ont naturellement attribué ce titre, c’est tout.
Rinpoché, vous n’avez accepté d’enseigner le bouddhisme qu’en 1978, à la requête de vos élèves et des conseils de vos maîtres, soit dix-huit ans après votre arrivée en France. Pourquoi avoir attendu autant de temps ?
À l’époque, des maîtres tibétains invités en France et en Europe, tels Kalou Rinpotché ou Dilgo Khyentsé Rinpotché, enseignaient le bouddhisme. Comme ils le faisaient, il n’y avait aucune raison que je m’en mêle. De plus, à titre personnel, je souhaitais rester en retrait pour m’adonner, dans le calme et la sérénité, à la pratique de la méditation et à l’étude des textes. Mais, pour mes Maîtres – notamment Sainteté le Dalaï-Lama et ses deux Tuteurs : Kyabdjé Ling Rinpotché et Kyabdjé Trijang Rinpotché -, il était important que j’enseigne à mon tour.
« Il faut adapter le bouddhisme aux cultures de chaque peuple, sinon son message perd de son utilité. C’est la fonction même de l’enseignant ! »
Lorsque Sa Sainteté a abordé cette question, lors d’une audience privée à Dharamsala, je lui ai expliqué ma position en citant ce dicton de la tradition kadampa (1) : « On ne peut rien verser d’un récipient vide vers un autre récipient vide », tout en précisant que « j’avais en effet étudié, mais pas assez à mon goût pour apporter quelque chose à d’autres ». Ce à quoi sa Sainteté a répondu que « ayant étudié, je devais maintenant transmettre à autrui ce que j’avais appris de mes maîtres ». Je me devais d’accéder aux demandes répétées de mes maîtres. J’ai donc accepté de faire un test durant un an… Tout s’est bien passé. Les personnes qui suivaient mes enseignements affirmaient se sentir mieux, plus calmes, détendues… J’ai donc continué.
Votre façon d’enseigner a-t-elle évolué depuis vos premiers cours il y a tout juste quarante ans ?
De manière générale, les personnes qui ont l’habitude d’étudier, ce qui est le cas de beaucoup d’Occidentaux, comprennent facilement toute une partie des enseignements du bouddhisme. J’ai pris cela en compte et dès le début, j’ai adapté les enseignements au contexte. On ne peut pas présenter les choses par exemple aux Français de la même manière qu’aux Tibétains, car les arrière-plans culturels ne sont pas les mêmes. À partir de là, j’ai détaillé davantage certaines notions, inédites dans la pensée des Occidentaux, et résumé ceux qui leur étaient plus naturels. Un exemple : j’ai développé les explications relatives à la nature et au fonctionnement de l’esprit, composé d’une partie principale et de ses divers facteurs, positifs, négatifs ou neutres, qui l’accompagnent ou non au fil des perceptions. Cette analyse était alors peu familière aux Occidentaux. Si nous laissons fonctionner surtout les facteurs négatifs, ce qui est régulièrement le cas, nous souffrons. Il est donc essentiel de savoir quelles sont les composantes de notre esprit que nous utilisons le plus souvent, dans notre vie quotidienne, pour travailler à nous libérer des causes et conditionnements qui créent de la souffrance. Il est aussi important d’étudier des principes comme celui de l’impermanence des phénomènes et de la loi de causalité, pour appréhender la vision de la réalité proposée par le bouddhisme. L’étude, l’analyse, la compréhension de ces mécanismes aident les pratiquants à vivre l’enseignement. C’est pourquoi il est fondamental d’adapter le bouddhisme aux cultures de chaque peuple, sinon le message bouddhiste perd de son utilité ; et certaines personnes risquent de faire, malgré elles, des raccourcis intellectuels. Comprendre les enjeux de chaque époque, de chaque pays, de chaque personne – en Occident comme en Asie – permet d’apporter des réponses pertinentes et justes. C’est la fonction même de l’enseignant !
À vos yeux, quel rôle devrait jouer un média comme le nôtre ?
Un rôle très important, car vous avez beaucoup de responsabilités : transmettre et informer le public en étant le plus juste possible. Votre tâche n’est pas aisée. Dans cette optique, vous devez vous-mêmes parfaitement saisir les enseignements du bouddhisme, pas seulement par les mots ou les lectures, mais aussi grâce à la pratique.
Permettez-moi ce constat : souvent, les Français comprennent une problématique, mais ne réfléchissent pas assez aux conséquences de leurs actes. Nous le voyons à travers l’exemple des casseurs qui accompagnent les manifestations des Gilets jaunes. Certains sont persuadés d’agir dans leur propre intérêt, voire le bien de tous, mais en utilisant la violence, ils se laissent emporter par l’émotion, la colère, et vont à l’encontre même de leur objectif, en détruisant leurs propres biens ! D’où l’importance de votre média de rappeler les principes du bouddhisme, tels le sens de la responsabilité, la loi de la cause à effet et l’interdépendance des phénomènes.
Le bouddhisme prône la non-violence, et pour moi, la solution ne peut venir que du dialogue, pour éviter tout débordement affectif. Certes, dialoguer n’est pas toujours facile quand les personnes sont confrontées à de grandes souffrances dans leur quotidien, mais pour parvenir à échanger de manière sereine et éviter toute confrontation extrême, il faut savoir sortir de sa bulle émotionnelle et, ainsi, essayer de trouver une solution.
Dans un film documentaire sorti cet hiver (2), le jeune Kalou Rinpotché dit regretter d’avoir été privé de sa famille et de n’avoir pas pu choisir sa vie. Avec le recul, quelle est votre position sur la formation des jeunes enfants reconnus tulkus (3) ?
Je suis très reconnaissant à ceux qui m’ont reconnu comme la réincarnation de Dagpo Lama Rinpotché, de son nom Djampèl Lhundroup, dont j’étais le petit-neveu, et d’avoir vécu cette vie si particulière. À titre personnel, j’estime ne pas être la réincarnation de ce lama, mais peu importe, j’ai eu beaucoup de chance de recevoir, grâce à ce statut, une telle éducation, et d’avoir accès à cette qualité d’enseignement du Bouddha et à toutes ces richesses intellectuelles. Je n’ai jamais regretté d’avoir été reconnu tulku, ni ressenti de pression durant ces années de formation. Au contraire, cela a été pour moi un grand bonheur d’étudier.
Selon votre biographie, l’ouvrage de Keuntchok Djigmé Wangpo, La Précieuse Guirlande des vues philosophiques, a été déterminant dans votre parcours intellectuel en vous donnant envie d’approfondir vos connaissances. Qu’est-ce qui vous a tant touché dans cette œuvre ?
À l’âge de quinze ans environ, j’étudiais la philosophie, mais je pensais que cette matière n’était pas indispensable à la pratique du bouddhisme. Aussi, je rechignais parfois un peu à lire ces textes, mais selon notre tradition, j’avais malgré tout appris par cœur de nombreux textes, dont celui que vous citez. Un jour, lors d’un débat avec la classe au-dessus de la nôtre, j’ai ainsi pu en citer un passage pour réfuter la position de mon adversaire et gagner le débat. Et pareil le lendemain. Un déclic s’est produit en moi. C’est ainsi que j’ai commencé à prendre goût aux débats et aux études philosophiques en général.
Vous êtes le premier Tibétain à avoir foulé le sol de notre pays en 1960. En l’espace d’un an à peine, vous avez fui le Tibet pour vous réfugier en Inde puis en France. Vous souvenez-vous de moments particuliers en arrivant en France ou plus tard ?
J’ai été d’emblée très intéressé par ce pays où il y avait tant de facilités, à tous les niveaux. La vie était très agréable ! Passer du Tibet à l’Inde et à l’Europe ne fut pas un choc pour moi. Il y a eu juste un moment délicat pour moi, quand en mai 68, alors que je donnais des cours de tibétain à l’Inalco (Institut national des langues et civilisations orientales), des manifestants ont pénétré dans ma salle de cours et nous ont poliment demandé d’arrêter de travailler. L’école a fermé ses portes durant presque un an. C’était une période assez trouble et parfois compliquée à vivre pour moi, car j’avais fui le Tibet et la répression des communistes chinois. Or, durant les événements de Mai 68, je croisais des étudiants qui s’affichaient avec des photos de Mao Zedong… J’ai parfois eu peur. Mais cela n’a pas duré. Quand j’ai commencé à enseigner le bouddhisme dix ans après Mai 68, le contexte économique et le mode de pensée étaient favorables, il y avait une grande d’ouverture d’esprit, un attrait pour les autres cultures et façons de penser, moins de matérialisme… Les Français étaient très réceptifs au message bouddhiste.
Certains avancent que le bouddhisme serait passé de mode en Occident, car remplacé notamment par les méthodes de Pleine conscience dans le développement personnel. Que leur répondez-vous ?
Je ne pense pas de la sorte : ceux qui évoquent ce phénomène n’ont pas saisi ce qu’est vraiment le bouddhisme. Dès lors que l’on rencontre et pratique le bouddhisme authentique, il ne peut jamais se démoder. Comprendre ce qu’est vraiment le bouddhisme ne dépend pas de modes, de formes extérieures, c’est pourquoi il importe de bien appréhender l’enseignement du Bouddha, d’y réfléchir, de ne pas l’étudier de manière superficielle, en piochant de-ci de-là dans les textes ou pratiques … Cela implique de faire des efforts, de suivre une discipline intérieure, les recommandations du maître qui nous connaît.
C’est vrai que le bouddhisme a connu un vague d’engouement lorsque Sa Sainteté le Dalaï-Lama reçut le prix Nobel de la Paix, en 1989, et lors des venues de Karmapa et de Kalou Rinpotché dans les années 70, certaines personnes semblaient fascinées par ce qu’ils enseignaient ou parfois par leur personnalité, mais, depuis, tout cela a évolué. Désormais, beaucoup de pratiquants bouddhistes possèdent des connaissances et des pratiques solides, et pour eux, il ne peut être question de mode.
S’il reste encore parfois des confusions, c’est parce que la notion de bonheur en Occident diffère de celle du bouddhisme, pour qui la recherche « du bonheur », en finir avec les causes de la souffrance, implique d’étudier le fonctionnement de l’esprit, d’être paisible et positif, d’œuvrer pour les autres et d’étudier les principes essentiels de cette voie. Cela demande du temps, beaucoup de temps. Cela n’est pas une recherche de gain immédiat, mais s’anticipe sur de nombreuses existences.
Remerciements à Marie-Stella Boussemart pour son aide et sa traduction